— « Je vais passer à l'hôpital pour qu'on ne compte pas sur moi demain », fit-il ; « et, dès la première heure, j'irai questionner ce Fontanin. »
— « Dès la première heure ? » répéta machinalement M. Thibault. Il se mit debout. « En attendant, c'est une nuit blanche », soupira-t-il, et il se dirigea vers la porte.
L'abbé le suivit. Sur le seuil, le gros homme tendit au prêtre sa main flasque :
— « Je suis atterré », soupira-t-il, sans ouvrir les yeux.
— « Nous allons prier le bon Dieu pour qu'il nous assiste tous », dit l'abbé Binot avec politesse.
Le père et le fils firent quelques pas en silence. La rue était déserte. Le vent avait cessé, la soirée était douce. On était dans les premiers jours de mai.
M. Thibault songeait au fugitif. « Au moins s'il est dehors, il n'aura pas trop froid. » L'émotion amollit ses jambes. Il s'arrêta et se tourna vers son fils. L'attitude d'Antoine lui rendait un peu d'assurance. Il avait de l'affection pour son fils aîné ; il en était fier ; et il l'aimait particulièrement ce soir, parce que son animosité vis-à-vis du cadet s'était accrue. Non qu'il fût incapable d'aimer Jacques : il eût suffi que le petit lui procurât quelque satisfaction d'orgueil, pour éveiller sa tendresse ; mais les extravagances et les écarts de Jacques l'atteignaient toujours au point le plus sensible, dans son amour-propre.
— « Pourvu que tout cela ne fasse pas trop d'esclandre ! » grogna-t-il. Il se rapprocha d'Antoine, et sa voix changea : « Je suis content que tu aies pu être relevé de ta garde, cette nuit », fit-il. Il était intimidé du sentiment qu'il exprimait. Le jeune homme, plus gêné encore que son père, ne répondit pas.
— « Antoine… Je suis content de t'avoir près de moi ce soir, mon cher », murmura M. Thibault, en glissant, pour la première fois peut-être, son bras sous celui de son fils.
II
Ce dimanche-là, Mme de Fontanin, en rentrant vers midi, avait trouvé dans le vestibule un mot de son fils.
— « Daniel écrit qu'il est retenu à déjeuner chez les Bertier », dit-elle à Jenny. « Tu n'étais donc pas là lorsqu'il est rentré ? »
— « Daniel ? » Elle s'était jetée à quatre pattes pour attraper sa petite chienne tapie sous un fauteuil. Elle n'en finissait pas de se relever. « Non », dit-elle enfin, « je ne l'ai pas vu. » Elle saisit Puce à pleins bras, et s'enfuit en gambadant vers sa chambre, couvrant l'animal de caresses.
À l'heure du déjeuner, elle revint :
— « J'ai mal à la tête. Je n'ai pas faim. Je voudrais m'étendre dans le noir. »
Mme de Fontanin la mit au lit et tira les rideaux. Jenny s'enfouit sous les couvertures. Impossible de dormir. Les heures passaient. Plusieurs fois dans la journée, Mme de Fontanin vint appuyer sa main fraîche sur le front de l'enfant. Vers le soir, défaillant de tendresse et d'anxiété, la petite s'empara de cette main, et l'embrassa sans pouvoir retenir ses larmes.
— « Tu es énervée, ma chérie… Tu dois avoir un peu de fièvre. »
Sept heures, puis huit heures sonnèrent. Mme de Fontanin attendait son fils pour se mettre à table. Jamais Daniel ne manquait un repas sans prévenir, jamais surtout il n'eût laissé sa mère et sa sœur dîner seules un dimanche. Mme de Fontanin s'accouda au balcon. Le soir était doux. De rares passants suivaient l'avenue de l'Observatoire. L'ombre s'épaississait entre les touffes des arbres. Plusieurs fois elle crut reconnaître Daniel à sa démarche, dans la lueur des réverbères. Le tambour battit dans le jardin du Luxembourg. On ferma les grilles. La nuit était venue.
Elle mit son chapeau et courut chez les Bertier : ils étaient à la campagne depuis la veille. Daniel avait menti !
Mme de Fontanin avait l'expérience de ces mensonges-là ; mais de Daniel, son Daniel, un mensonge le premier ! À quatorze ans, déjà ?
Jenny ne dormait pas ; elle guettait tous les bruits ; elle appela sa mère :
— « Daniel ? »
— « Il est couché. Il a cru que tu dormais, il n'a pas voulu te réveiller. » Sa voix était naturelle ; à quoi bon effrayer l'enfant ?
Il était tard. Mme de Fontanin s'installa dans un fauteuil, après avoir entrouvert la porte du couloir afin d'entendre l'enfant rentrer.
La nuit entière passa ; le jour vint.
Vers sept heures, la chienne se dressa en grondant. On avait sonné. Mme de Fontanin s'élança dans le vestibule ; elle voulait ouvrir elle-même. Mais c'était un jeune homme barbu qu'elle ne connaissait pas… Un accident ?
Antoine se nomma ; il demandait à voir Daniel avant que celui-ci ne partît pour le lycée.
— « C'est que, justement… mon fils n'est pas visible ce matin. »
Antoine eut un geste étonné :
— « Pardonnez-moi si j'insiste, Madame… Mon frère, qui est un grand ami de votre fils, a disparu depuis hier, et nous sommes affreusement inquiets. »
— « Disparu ? » Sa main se crispa sur la mantille blanche dont elle avait voilé ses cheveux. Elle ouvrit la porte du salon ; Antoine la suivit.
— « Daniel non plus n'est pas rentré hier soir, Monsieur. Et je suis inquiète, moi aussi. » Elle avait baissé la tête ; elle la releva presque aussitôt : « D'autant plus qu'en ce moment mon mari est absent de Paris », ajouta-t-elle.
La physionomie de cette femme respirait une simplicité, une franchise, qu'Antoine n'avait jamais rencontrées ailleurs. Surprise ainsi, après une nuit de veille et dans le désarroi de son angoisse, elle offrait au regard du jeune homme un visage nu, où les sentiments se succédaient comme des tons purs. Ils se regardèrent quelques secondes, sans bien se voir. Chacun d'eux suivait les rebondissements de sa pensée.
Antoine avait sauté du lit avec un entrain de policier. Il ne prenait pas au tragique l'escapade de Jacques, et sa curiosité seule était en action : il venait cuisiner l'autre, le petit complice. Mais voici que l'affaire se corsait, encore une fois. Il en éprouvait plutôt du plaisir. Dès qu'il était ainsi surpris par l'événement, son regard devenait fatal, et, sous la barbe carrée, la mâchoire, la forte mâchoire des Thibault, se serrait à bloc.
— « À quelle heure votre fils est-il parti hier matin ? » demanda-t-il.
— « De bonne heure. Mais il est revenu, un peu plus tard… »
— « Ah ! Entre dix heures et demie et onze heures ? »
— « À peu près. »
— « Comme Jacques ! Ils sont partis ensemble », conclut-il sur un ton net, presque joyeux.
Mais à ce moment, la porte, demeurée entrouverte, céda, et un corps d'enfant, en chemise, vint s'abattre sur le tapis. Mme de Fontanin poussa un cri. Antoine avait déjà relevé la fillette évanouie, et la soulevait dans ses bras ; guidé par Mme de Fontanin, il la porta jusqu'à sa chambre, sur son lit.
— « Laissez, Madame, je suis médecin. De l'eau fraîche. Avez-vous de l'éther ? »
Bientôt Jenny revint à elle. Sa mère lui sourit ; mais les yeux de la fillette restaient durs.
— « Ce n'est plus rien », dit Antoine. « Il faudrait la faire dormir. »
— « Tu entends, ma chérie », murmura Mme de Fontanin ; et sa main, posée sur le front moite de l'enfant, glissa jusqu'aux paupières, et les tint abaissées.
Ils étaient debout, de chaque côté du lit, et ne bougeaient pas. L'éther volatilisé embaumait la chambre. Le regard d'Antoine, d'abord fixé sur la main gracieuse et sur le bras tendu, examina discrètement Mme de Fontanin. La dentelle qui l'enveloppait était tombée ; ses cheveux étaient blonds, mais rayés déjà de mèches grises ; elle devait avoir une quarantaine d'années, bien que l'allure, la mobilité de l'expression, fussent d'une jeune femme.