— « Mais non ! C'est là que couche le surveillant. Vous voyez : il place son lit bien au milieu, à égale distance des parois ; il voit tout, entend tout, et ne risque rien. D'ailleurs, il a sa sonnerie d'alerte, dont les fils passent sous le plancher. »
D'autres dortoirs se composaient de logettes juxtaposées, en maçonnerie, fermées de grilles comme les stalles d'une ménagerie. M. Faîsme s'était arrêté sur le seuil. Son sourire prenait parfois une expression désabusée, pensive, qui prêtait un instant à sa figure poupine la mélancolie de certains bouddhas.
— « Ah, docteur », expliqua-t-il, « ici, ce sont nos terribles ! Ceux qui sont arrivés chez nous trop tard pour être sérieusement amendés : ce n'est pas la crème… Il y en a d'un peu vicieux, pas vrai ? On est bien obligé de les tenir isolés la nuit. »
Antoine approcha le visage d'une des grilles. Il distingua dans l'ombre un grabat défait, des murs chargés de dessins obscènes et d'inscriptions. Il fit un mouvement de recul.
— « Ne regardez pas, c'est trop triste », soupira le directeur en l'entraînant. « Vous voyez, voici l'allée centrale où le surveillant va et vient toute la nuit. Ici, le surveillant ne se couche pas, et l'on n'éteint pas l'électricité. Malgré qu'ils soient bien verrouillés, ces petits polissons-là seraient capables d'un mauvais coup… Parfaitement ! » Il secouait la tête, et brusquement se mit à rire en bridant les yeux : toute expression chagrine avait disparu. « On en voit de toutes sortes ! » conclut-il avec naïveté, en haussant les épaules.
Antoine était trop intéressé par ce qu'il voyait, pour songer à toutes les questions qu'il avait préparées. Il dit cependant :
— « Comment les punissez-vous ? Je désirerais aussi voir vos cachots. »
M. Faîsme recula d'un pas, ouvrit les yeux tout ronds, et battit légèrement des mains :
— « Sapristi, les cachots ! Mais, docteur, vous vous croyez à la Roquette ! Non, non, pas de cachots ici, grâce à Dieu ! Nos statuts nous l'interdisent, et vous pensez bien que Monsieur le Fondateur n'y consentirait jamais ! »
Antoine, interloqué, subissait l'ironie des petits yeux plissés dont les cils battaient derrière les lunettes. Il commençait à être fort embarrassé du personnage soupçonneux qu'il était venu jouer. Rien de ce qu'il voyait ne l'incitait à soutenir ce rôle. Il se demanda même, avec un peu de confusion, si le directeur n'avait pas déjà démasqué la méfiance qui l'avait attiré à Crouy ; mais il était difficile de le savoir, tant la candeur de M. Faîsme semblait réelle, malgré les éclairs de malice qui fusaient par instants aux coins de ses paupières.
Le directeur cessa de rire, s'approcha d'Antoine et lui mit la main sur le bras :
— « Vous vouliez plaisanter, pas vrai ? Vous savez aussi bien que moi le résultat des sévérités excessives : la révolte, ou, ce qui est pire encore, l'hypocrisie… Monsieur le Fondateur a prononcé sur ce sujet de bien belles paroles au Congrès de Paris, l'année de l'Exposition… »
Il avait baissé la voix et regardait le jeune homme avec une sympathie particulière, comme si Antoine et lui avaient constitué une élite, seule capable de discuter ces problèmes de pédagogie sans tomber dans les erreurs du commun. Antoine se sentit flatté, et son impression favorable s'accentua.
— « Nous avons bien, dans la cour, comme dans les casernes, un petit bâtiment que l'architecte avait baptisé sur le plan Locaux disciplinaires… »
— « ? »
— « … mais nous n'y mettons que notre provision de charbon, et nos pommes de terre. À quoi bon des cachots ? » reprit-il. « On obtient tellement davantage par la persuasion ! »
— « Vraiment ? » fit Antoine.
Le directeur eut un fin sourire, et mit de nouveau la main sur l'avant-bras d'Antoine :
— « Entendons-nous », avoua-t-il. « Ce que j'appelle la persuasion, j'aime mieux vous en prévenir tout de suite, c'est la privation de certains aliments. Nos petits sont tous gourmands. C'est de leur âge, pas vrai ? Le pain sec, docteur, a des vertus persuasives absolument insoupçonnées… Mais il faut savoir l'employer : il est essentiel de ne pas isoler l'enfant que l'on veut convaincre. Vous voyez comme nous sommes loin de l'isolement du cachot ! Non ! C'est dans un coin du réfectoire qu'il faut lui faire manger sa croûte de pain rassis, à l'heure du meilleur repas, celui de midi, avec l'odeur du bon ragoût qui fume, avec la vue des autres qui se régalent. Voilà, ça c'est irrésistible ! Pas vrai ? On maigrit si vite, à cet âge-là ! Quinze jours, trois semaines, jamais plus : je suis toujours venu à bout des plus récalcitrants. La persuasion ! » conclut-il en arrondissant les yeux. « Et jamais je n'ai eu à sévir autrement ; jamais je n'ai seulement levé la main sur un de ces petits qui me sont confiés ! »
Son visage rayonnait de fierté, de tendresse. Il avait vraiment l'air de les aimer, ces garnements, même ceux qui lui donnaient du fil à retordre.
Ils redescendirent les étages. M. Faîsme tira sa montre.
— « Laissez-moi, pour terminer, vous offrir un spectacle bien édifiant. Vous raconterez cela à Monsieur le Fondateur, je suis sûr qu'il sera content. »
Ils traversèrent le jardin et pénétrèrent dans la chapelle. M. Faîsme offrit l'eau bénite. Antoine vit de dos une soixantaine de gamins en bourgerons écrus, alignés au cordeau, agenouillés sur le pavé, immobiles ; quatre surveillants moustachus, en drap bleu liséré de rouge, allaient et venaient, sans quitter les enfants de l'œil. Le prêtre, à l'autel, servi par deux pupilles, terminait son office.
— « Où est Jacques ? » souffla Antoine.
Le directeur indiqua la tribune sous laquelle ils étaient, et, sur la pointe des pieds, regagna la porte.
— « Votre frère a toujours sa place en haut », dit M. Faîsme dès qu'ils furent dehors. « Il y est seul, c'est-à-dire avec le garçon attaché à son service. À ce propos, vous pourrez annoncer à Monsieur votre père que nous avons mis auprès de Jacques le nouveau domestique dont nous lui avions parlé. Voici une huitaine de jours déjà. L'autre, le père Léon, était un peu âgé et sera mieux placé à la surveillance d'un atelier. Le nouveau est un jeune Lorrain ; ah, c'est la crème des braves gens : il sort du régiment : ordonnance du colonel ; nous avons eu sur lui des renseignements parfaits. Ce sera moins ennuyeux pour votre frère pendant les promenades, pas vrai ? Mais, sapristi, je bavarde, et les voilà qui sortent. »
Le chien se mit à aboyer furieusement. M. Faîsme le fit taire, assujettit ses lunettes, et se planta au centre de la cour d'honneur.
La porte de la chapelle s'était ouverte à deux battants, et les enfants, par trois, flanqués des surveillants, défilèrent au pas cadencé, comme pour une parade militaire. Ils étaient nu-tête et chaussés d'espadrilles qui donnaient à leur marche le pas feutré des sociétés de gymnastique ; les bourgerons étaient propres et serrés à la taille par un ceinturon de cuir dont la plaque brillait au soleil. Les plus âgés accusaient dix-sept ou dix-huit ans ; les plus jeunes dix ou onze. La plupart avaient le teint pâle, les yeux baissés, une physionomie calme, sans jeunesse. Mais Antoine, qui les examinait de toute son attention, ne surprit pas un coup d'œil équivoque, pas un mauvais sourire, pas même une expression sournoise : ces enfants-là n'avaient pas l'air d'être des terribles ; Antoine dut s'avouer à lui-même qu'ils ne semblaient pas davantage être des martyrs.
Lorsque la petite colonne eut disparu dans le casernement, dont l'escalier de bois résonna longtemps, il se tourna vers M. Faîsme qui semblait l'interroger :
— « Tenue excellente », constata-t-il.
Le petit homme ne répondit pas ; mais il roulait doucement l'une dans l'autre ses mains grassouillettes, comme s'il les eût savonnées, et, derrière ses lunettes, ses yeux, brillant d'orgueil, disaient merci.