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Alors seulement, la cour étant déserte, sur les marches ensoleillées de la chapelle, Jacques parut.

Était-ce lui ? Il avait tellement changé, tellement grandi, qu'Antoine le regardait, presque sans le reconnaître. Il ne portait pas l'uniforme, mais un complet de drap, un chapeau de feutre, un manteau jeté sur les épaules ; et il était suivi par un garçon d'une vingtaine d'années, trapu, blond, qui n'avait pas la livrée des surveillants. Ils descendirent le perron. Ni l'un ni l'autre ne paraissaient avoir aperçu le groupe formé par Antoine et le directeur. Jacques marchait tranquillement, les yeux à terre, et ce fut seulement à quelques mètres de M. Faîsme, que, levant la tête, il s'arrêta, prit un air étonné, et se découvrit aussitôt. Son geste était parfaitement naturel ; cependant Antoine eut le soupçon que cet étonnement était joué. D'ailleurs le visage de Jacques restait calme, et, bien qu'il fût souriant, ne témoignait aucune joie véritable. Antoine s'avança la main tendue ; lui aussi feignait sa joie.

— « Voilà une heureuse surprise, Jacques, n'est-ce pas ? » s'écria le directeur. « Mais je vais vous gronder : il faut mettre votre pardessus et le boutonner, quand vous êtes à la chapelle ; la tribune est froide, vous attraperiez du mal ! »

Jacques s'était détourné de son frère dès qu'il avait entendu M. Faîsme s'adresser à lui, et il regardait le directeur au visage, avec une expression respectueuse mais surtout inquiète, comme s'il eût cherché à comprendre tout le sens que ses paroles pouvaient receler. Puis, immédiatement, sans répondre, il enfila son paletot.

— « Tu as rudement grandi, tu sais… » balbutia Antoine. Il examinait son frère avec stupéfaction, s'efforçant d'analyser ce changement complet d'aspect, d'allure, de physionomie, qui paralysait son élan.

— « Voulez-vous rester un peu dehors, il fait si doux ? » proposa le directeur. « Jacques vous mènera chez lui quand vous aurez fait ensemble quelques tours de jardin ? »

Antoine hésitait. Il interrogea son frère dans les yeux :

— « Veux-tu ? »

Jacques n'eut pas l'air d'entendre. Antoine supposa qu'il ne se souciait guère de rester là, sous les fenêtres du pénitencier.

— « Non », fit-il ; « nous serons mieux dans ta… chambre, n'est-ce pas ? »

— « À votre guise », s'écria le directeur. « Mais auparavant, je veux encore vous montrer quelque chose : il faut que vous ayez vu tous nos pensionnaires. Venez avec nous, Jacques. »

Jacques suivit M. Faîsme, qui, les bras écartés, riant comme un écolier farceur, poussait Antoine vers un appentis accoté au mur de l'entrée. Il s'agissait d'une douzaine de clapiers. M. Faîsme adorait l'élevage.

— « Cette portée-là est née lundi », expliquait-il avec ravissement, « et déjà, voyez, ils ouvrent les yeux, ces amours ! Par ici, ce sont mes mâles. Tenez, celui-là, docteur », fit-il, plongeant son bras dans une cage et soulevant par les oreilles un gros argenté de Champagne qui se détendait à brusques coups de reins, « celui-là, voyez-vous, c'est un terrible ! »

Il n'y mettait pas malice et riait de son rire candide. Antoine songea au dortoir de là-haut, avec ses clapiers barrés de fer.

M. Faîsme se retourna ; il eut un sourire d'incompris :

— « Sapristi, je bavarde, et je vois bien que vous m'écoutez par pure politesse, pas vrai ? Je vous conduis jusque chez Jacques, et je vous laisse. Passez, Jacques, montrez-nous le chemin. »

Jacques partit en avant. Antoine le rejoignit et mit une main sur son épaule. Il faisait un effort pour se représenter le petit être malingre, nerveux, bas sur pattes, qu'il avait été cueillir à Marseille l'an dernier.

— « Tu es aussi grand que moi, maintenant. »

De l'épaule, sa main remonta jusqu'à la nuque, pareille au maigre cou d'un oiseau. Tous les membres paraissaient étirés jusqu'à la fragilité : les poignets allongés dépassaient les manches ; le pantalon découvrait presque les chevilles ; la démarche avait une raideur, une gaucherie, et en même temps une élasticité, une jeunesse, tout à fait nouvelles.

Le pavillon aménagé pour les pupilles spéciaux formait une dépendance du bâtiment directorial ; l'on n'y avait accès que par les bureaux. Cinq chambres identiques donnaient sur un couloir peint en ocre. M. Faîsme expliqua que Jacques étant le seul spécial, et les autres chambres étant sans emploi, le garçon affecté au service de Jacques couchait dans l'une, tandis que les autres servaient de fourre-tout.

— « Et voici la cellule de notre prisonnier », fit le directeur, en donnant de son doigt potelé une chiquenaude à Jacques, qui le regarda d'un air hébété, puis s'effaça pour le laisser entrer.

Antoine fit avidement l'inspection de la pièce. On eût dit une chambre d'hôtel, modeste mais bien tenue. Elle était tapissée d'un papier à fleurettes, et assez éclairée, quoique ce fût de haut, par deux impostes à vitres dépolies, garnies de grillage et de barreaux ; ces fenêtres étaient situées sous le plafond, et, la pièce étant élevée, elles étaient à plus de trois mètres de terre. Le soleil n'y donnait pas, mais la chambre était chauffée, surchauffée même, par le calorifère de l'administration. Le mobilier se composait d'une armoire de pitchpin, de deux chaises cannées et d'une table noire où les livres et les dictionnaires étaient rangés en bataille. Le petit lit, carré, uni comme un billard, laissait voir des draps qui n'avaient pas encore servi. La cuvette posait sur un linge propre, et plusieurs serviettes immaculées pendaient à l'essuie-main.

Ce coup d'œil minutieux acheva de jeter le trouble dans les dispositions d'Antoine. Tout ce qu'il voyait depuis une heure était exactement l'opposé de ce qu'il avait prévu. Jacques vivait très isolé des autres pupilles ; on le traitait avec d'affectueux égards ; le directeur était un brave garçon, aussi peu garde-chiourme que possible ; tous les renseignements donnés par M. Thibault étaient exacts. Si opiniâtre que fût Antoine, il était bien obligé d'abandonner un à un ses soupçons.

Il surprit le regard du directeur posé sur lui.

— « Tu es vraiment bien installé », fit-il aussitôt, en se tournant vers Jacques.

Celui-ci ne répondit pas. Il retirait son pardessus et son chapeau, que le domestique lui prit des mains et alla suspendre au portemanteau.

— « Votre frère vous dit que vous êtes bien installé », répéta le directeur.

Jacques fit rapidement volte-face. Il avait un air poli, bien élevé, que son frère ne lui avait jamais vu.

— « Oui, Monsieur le Directeur, très bien. »

— « N'exagérons pas », reprit l'autre en souriant. « C'est très simple, nous veillons seulement à ce que ce soit propre. D'ailleurs, c'est Arthur qu'il faut complimenter », ajouta-t-il en s'adressant au garçon. « Voilà un lit fait comme pour une revue… »

Le visage d'Arthur s'illumina. Antoine, qui le regardait, ne put s'empêcher de lui faire un signe amical. Il avait une tête ronde, des traits mous, des yeux pâles, quelque chose de loyal et d'avenant dans le sourire, dans le regard. Il était resté près de la porte, et tortillait sa moustache, qui semblait presque incolore tant son teint était hâlé.

« Voilà ce geôlier que j'imaginais déjà dans l'ombre d'un caveau, muni d'une lanterne sourde et d'un trousseau de clefs », se disait Antoine ; et, riant malgré lui de lui-même, il s'approcha des livres et les examina gaiement.

— « Salluste ? Tu fais des progrès en latin ? » demanda-t-il, tandis qu'un sourire moqueur s'attardait sur son visage.

Ce fut M. Faîsme qui répondit.

— « J'ai peut-être tort de le dire devant lui », fit-il, en feignant d'hésiter et en clignant des yeux vers Jacques. « Cependant, il faut reconnaître que son professeur est satisfait de son application. Nous travaillons nos huit heures par jour », continua-t-il plus sérieusement. Il alla vers le tableau noir accroché au mur, et, tout en parlant, le redressa. « Mais cela ne nous empêche pas de faire chaque jour, quel que soit le temps, — Monsieur votre père y tient beaucoup — une grande marche de deux heures, avec Arthur. Ils ont de bonnes jambes l'un et l'autre, je les laisse libres de varier les itinéraires. Avec le vieux Léon, c'était autre chose ; je crois qu'ils ne faisaient pas beaucoup de chemin ; en revanche, ils faisaient la cueillette des simples, le long des haies. Pas vrai ? Il faut vous dire que le père Léon a été garçon pharmacien dans son jeune temps et qu'il connaît un tas de plantes avec leurs noms latins. C'était très instructif. Mais je préfère leur voir faire de longues randonnées dans la campagne, c'est meilleur pour la santé. »