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— « Mais, Thérèse, je t'assure… Tu es folle ! » La jeune femme se ressaisissait ; ses yeux devinrent rageurs, ses lèvres se pincèrent : « Oui, vraiment, es-tu folle, Thérèse ? Et moi qui te laisse parler, tant je suis abasourdie ! Tu as rêvé ! Ou bien on t'a monté la tête, des potins ! Explique-toi ! »

Sans répondre, Mme de Fontanin enveloppa sa cousine d'un regard profond, presque tendre, qui semblait dire : « Pauvre âme retardée ! Tu es tout de même meilleure que ta vie ! » Mais soudain ce regard glissa jusqu'à la saillie de l'épaule, dont la chair nue, fraîche et grasse, palpitait sous les mailles de la dentelle comme un animal pris dans un filet : l'image qui surgit à ses yeux fut si précise qu'elle ferma les yeux ; une expression de haine, puis de souffrance, passa sur son visage. Alors elle dit pour en finir, comme si son courage l'eût abandonnée :

— « Je me suis trompée, peut-être… Donne-moi seulement son adresse. Ou plutôt, non, je ne demande pas que tu me dises où il est, mais préviens-le, préviens-le seulement qu'il faut que je le voie… »

Noémie redressa le buste :

— « Le prévenir ? Est-ce que je sais où il est, moi ? » Elle était devenue très rouge. « Et puis, est-ce bientôt fini, toutes ces clabauderies ? Jérôme vient me voir quelquefois ! Après ? On ne s'en cache pas ! Entre cousins ! La belle affaire ! » Son instinct lui souffla les mots qui blessent : « Il sera content quand je lui raconterai que tu es venue faire ici tout ce charivari ! »

Mme de Fontanin s'était reculée.

— « Tu parles comme une fille ! »

— « Ah ! Eh bien, veux-tu que je te dise ? » riposta Noémie. « Quand une femme perd son mari, c'est sa faute ! Si Jérôme avait trouvé dans ta société ce qu'il demande sans doute ailleurs, tu n'aurais pas à courir après lui, ma belle ! »

« Est-ce que cela pourrait être vrai ? » ne put s'empêcher de penser Mme de Fontanin. Elle était à bout de forces. Elle eut la tentation de fuir ; mais elle eut peur de se retrouver seule, sans adresse, sans aucun moyen de rappeler Jérôme. Son regard s'adoucit de nouveau :

— « Noémie, oublie ce que je t'ai dit, écoute-moi : Jenny est malade, elle a la fièvre depuis deux jours. Je suis seule. Tu es mère, tu dois savoir ce que c'est que d'attendre auprès d'une enfant qui commence une maladie… Voilà trois semaines que Jérôme n'a pas reparu, pas une seule fois ! Où est-il ? Que fait-il ? Il faut qu'il sache que sa fille est malade, il faut qu'il revienne ! Dis-le-lui ! » Noémie secouait la tête avec un entêtement cruel. « Oh, Noémie, ce n'est tout de même pas possible que tu sois devenue si mauvaise ! Écoute, je vais te dire le reste. Jenny est souffrante, c'est vrai, et je suis bien tourmentée ; mais ce n'est pas le plus grave. » Sa voix s'humilia davantage. « Daniel m'a quittée : il a disparu. »

— « Disparu ? »

— « Il y aurait des recherches à faire. Je ne peux pas rester seule à un moment pareil… avec une enfant malade… N'est-ce pas ? Noémie, dis-lui seulement qu'il vienne ! »

Mme de Fontanin crut que la jeune femme allait céder ; son regard était compatissant ; mais elle fit un demi-tour, et s'écria, en levant les bras :

— « Mon Dieu, qu'est-ce que tu veux que j'y fasse ! Puisque je te dis que je ne peux rien faire pour toi ! » Et comme Mme de Fontanin se taisait, révoltée, elle se retourna d'un coup, le visage enflammé : « Tu ne me crois pas, Thérèse ? Non ? Tant pis, alors tu sauras tout ! Il m'a trompée encore une fois, comprends-tu ? Il a filé, je ne sais pas où, — filé avec une autre ! Là ! Me crois-tu maintenant ? »

Mme de Fontanin était devenue blême. Elle répéta machinalement :

— « Filé ? »

La jeune femme s'était jetée sur le divan et sanglotait, la tête dans les coussins.

— « Ah, si tu savais ce qu'il a pu me faire souffrir ! J'ai trop souvent pardonné, il croit que je pardonnerai toujours ! Mais non, jamais plus ! Il m'a fait la pire avanie ! Devant moi, chez moi, il a séduit un avorton que j'avais ici, une bonniche de dix-neuf ans ! Elle a décampé, voilà quinze jours, avec ses frusques, à l'anglaise ! Et lui, il l'attendait en bas dans une voiture ! Oui », hurla-t-elle en se redressant, « dans ma rue, à ma porte, en plein jour, devant tout le monde, — pour une bonne ! Crois-tu ! »

Mme de Fontanin s'était appuyée au piano afin de pouvoir rester debout. Elle regardait Noémie, sans la voir. Devant ses yeux, des visions passaient : elle revit Mariette, quelques mois plus tôt, les petits signes, les frôlements dans le couloir, les montées furtives au sixième, jusqu'au jour où il avait bien fallu avoir vu, et renvoyer la petite, qui suffoquait de désespoir et demandait pardon à Madame ; elle revit, sur le banc du quai, cette femme qui s'essuyait les yeux, la petite ouvrière, en noir ; puis elle aperçut enfin, là, tout près, Noémie, et elle se détourna. Mais son regard revenait, malgré elle, au corps de cette belle fille tombée en travers du divan, à cette épaule nue, secouée par les hoquets, et dont la chair gonflait la dentelle. Une image s'imposait, intolérable.

Cependant la voix de Noémie lui parvenait, par éclats :

— « Ah, c'est fini ! fini ! Il peut revenir, il peut se traîner à genoux, je ne le regarderai même pas ! Je le hais, je le méprise. Je l'ai surpris cent fois à mentir sans aucun motif, par jeu, par pur plaisir, par instinct ! Il ment dès qu'il parle ! C'est un menteur ! »

— « Tu n'es pas juste, Noémie ! »

La jeune femme se releva d'un bond :

— « C'est toi qui le défends ? Toi ? »

Mais Mme de Fontanin s'était reprise ; elle dit seulement, sur un autre ton :

— « Tu n'as pas l'adresse de cette… ? »

Noémie réfléchit une seconde, puis se pencha familièrement :

— « Non. Mais la concierge, des fois… »

Thérèse l'interrompit d'un geste et gagna la porte. La jeune femme, par contenance, cachait son visage au milieu des coussins, et fit semblant de ne pas la voir partir.

Dans le vestibule, comme Mme de Fontanin soulevait la portière de l'entrée, elle se sentit saisie à pleins bras par Nicole, dont le visage était trempé de larmes. Elle n'eut pas le temps de lui dire un mot. L'enfant l'avait embrassée éperdument, et s'était enfuie.

La concierge ne demandait qu'à causer :

— « Moi, je renvoie ses lettres à son pays d'origine, en Bretagne, à Perros-Guirec ; ses parents font suivre sans doute. Si ça vous intéresse… », ajouta-t-elle en ouvrant un registre crasseux.

Avant de rentrer chez elle Mme de Fontanin entra dans un bureau de poste, prit une feuille de télégramme, et écrivit :

« Victorine Le Gad. Place de l'Église, Perros-Guirec. (Côtes-du-Nord.)

« Veuillez dire à M. de Fontanin que son fils Daniel a disparu depuis dimanche. »

Puis elle demanda une carte-lettre :

« Monsieur le Pasteur Gregory,

Christian Scientist Society,

2 bis, boulevard Bineau,

Neuilly-sur-Seine.

« Cher James,

« Depuis deux jours Daniel est parti, sans dire où, sans donner de nouvelles ; je suis rongée d'inquiétude. De plus, ma Jenny est malade, une grosse fièvre que rien n'explique encore. Et je ne sais où retrouver Jérôme pour le prévenir.