Jacques pressait nerveusement l’appareil contre sa joue et, sans pouvoir détacher de la gracieuse apparition son regard absent qui ne laissait rien voir de sa sourde rage, il balbutiait :
— « Pouvez-vous m’envoyer… immédiatement… de l’oxygène… par un… par un triporteur… Quoi ?… En ballons, bien entendu… Pour un malade qui étouffe… » Gise, clouée sur place, le contemplait toujours, sans même battre des cils. Cent fois, elle avait imaginé la seconde où il lui réapparaîtrait, l’instant où, après des années d’attente, elle se laisserait tomber sur sa poitrine. Et, cette seconde, elle la vivait en ce moment. Il était là, à trois pas d’elle, mais indisponible, possédé par d’autres, — étranger. Dans les yeux de Jacques, son regard venait de heurter quelque chose de dur, comme un refus. Et, avant même d’en avoir bien pris conscience, elle eut, devant cette réalité si différente de son rêve, l’intuition qu’elle allait encore souffrir.
Lui aussi, en parlant, n’avait pas cessé de la dévisager. Ils adhéraient l’un à l’autre par ce regard. Cependant, Jacques s’était redressé, et sa voix était redevenue ferme, trop ferme :
— « Oui… Trois ou quatre ballons d’oxygène… Immédiatement. »
Il articulait maintenant sur un diapason bien plus élevé que de coutume, sur un ton frémissant, nasillard, avec une désinvolture forcée : « Ah, pardon, l’adresse… Docteur Thibault, 4 bis, rue de l’Université… Non : je dis 4 bis… Montez directement au deuxième étage… Et vite, Monsieur, je vous en prie, c’est terriblement pressé ! »
Sans hâte, mais d’une main peu sûre, il raccrocha l’appareil.
Ni l’un ni l’autre ne se décidaient à bouger.
— « Bonjour », fit-il enfin.
Un frisson la traversa. Elle entrouvrit les lèvres pour sourire, pour répondre. Mais, comme s’il reprenait brusquement conscience de la réalité, Jacques se détacha d’où il était :
— « Antoine m’attend », expliqua-t-il, en traversant avec précipitation la pièce. « M. Chasle te mettra au courant… Il étouffe… Tu arrives au pire moment… »
— « Oui », dit-elle en se raidissant, tandis qu’il passait tout près, « va, va vite ! »
Ses yeux se gonflèrent de larmes. Elle n’avait aucune pensée précise, aucun regret motivé : une sensation pénible d’hébétude et de faiblesse. Son regard suivit Jacques dans l’antichambre. Depuis qu’elle le voyait marcher, il lui semblait plus vivant, plus sûrement retrouvé. Quand il eut disparu, elle joignit nerveusement les mains et murmura :
— « Jacquot… »
M. Chasle avait assisté à cette scène, comme un meuble, sans remarquer rien. Et, dès qu’il se vit seul avec Gise, il crut courtois d’entamer la conversation :
— « Moi, tel que vous me voyez, Mademoiselle Gise, je suis là », confia-t-il, en touchant la chaise sur laquelle il s’était juché. Gise se détournait pour cacher ses larmes. Après une pause, il ajouta :
— « Nous attendons qu’on puisse commencer. »
Le ton était si confidentiel que Gise, interloquée, demanda :
— « Commencer quoi ? »
Le petit vieux eut un clignement de l’œil derrière ses lunettes et pinça les lèvres avec circonspection :
— « La prière, Mademoiselle Gise. »
Jacques, cette fois, s’était élancé vers la chambre de son père comme vers un refuge.
Le plafonnier était allumé. M. Thibault, qu’on tenait assis, tout droit, était effrayant à voir : la tête était renversée ; la bouche bâillait ; il semblait avoir tout à fait perdu connaissance ; les yeux, saillants, globuleux, restaient ouverts et sans vie. Antoine, penché sur le lit, soutenait son père de ses deux bras, tandis que sœur Céline calait le buste avec des coussins que lui passait la vieille religieuse.
— « Ouvre la fenêtre », cria Antoine en apercevant son frère.
Un vent coulis parcourut la pièce et vint baigner le visage pâmé. Les ailes du nez se mirent à battre : un peu d’air entrait dans les poumons. Les inspirations étaient faibles, saccadées, courtes ; les expirations, interminables : on eût dit, chaque fois, que ce lent soupir était le dernier.
Jacques s’était approché d’Antoine. Il lui glissa, à mi-voix :
— « Gise vient d’arriver. »
Antoine, sans bouger, haussa brièvement les sourcils. Mais il ne voulait pas se laisser distraire une seconde de cette lutte pressante qu’il menait contre la mort. La moindre inadvertance, et ce souffle vacillant pouvait s’évanouir. Comme un boxeur au combat, le regard rivé à l’adversaire, le cerveau tendu, tous les muscles prêts à la parade, il ne quittait pas son malade de l’œil. Pas un instant il ne prit le temps de penser qu’il appelait, depuis deux jours, comme une délivrance, cette mort que, en ce moment, il s’acharnait à combattre. Il avait même à peu près oublié que cette vie en suspens était celle de son père.
« L’oxygène va arriver », se disait-il. « On peut tenir cinq minutes encore, peut-être dix. Dès que j’aurai le ballon… Mais il faudrait que je sois libre de mes mouvements. Et la sœur aussi… »
— « Jacques, va me chercher quelqu’un de plus… Adrienne, Clotilde, n’importe. À deux, vous le soutiendrez. »
Dans l’office, personne. Jacques courut à la lingerie : Gise y était seule avec sa tante. Il hésita une seconde. Le temps passait…
— « Eh bien, oui, toi », fit-il. « Viens. » Et, poussant la vieille demoiselle vers l’antichambre : « Restez sur le palier. On va venir livrer des ballons d’oxygène. Vous nous les apporterez immédiatement. »
Lorsqu’ils arrivèrent auprès du lit, M. Thibault tombait en syncope. La figure était violacée, la bouche démesurément ouverte. Une coulée brunâtre s’échappait du coin des lèvres.
— « Vite », murmura Antoine. « Mettez-vous là… »
Jacques prit la place de son frère, et Gise, celle de sœur Céline.
— « Tractions de la langue », fit Antoine, en s’adressant à sœur Céline. « Avec un linge… Avec un linge… »
Gise avait toujours montré des aptitudes d’infirmière : à Londres, elle suivait des cours. Tout en empêchant le malade de verser sur le côté, elle lui saisit le poignet, et, après avoir quêté du regard l’assentiment d’Antoine, elle commença des mouvements du bras, en accordant ses gestes avec les tractions faites par la sœur. Jacques prit l’autre poignet et fit de même. Mais le visage de M. Thibault se gonflait de sang comme si on l’eût étranglé.
— « Un, deux… Un, deux… », scandait Antoine.
La porte s’ouvrit.
Adrienne accourait, tenant un des ballons.
Antoine le lui enleva des bras, et, sans perdre un instant, ouvrit le robinet qu’il glissa dans la bouche du malade.
La minute qui suivit parut longue. Elle ne s’était pas écoulée, cependant, que déjà l’amélioration était sensible. Peu à peu, à petits coups, la respiration reprit. Bientôt, il fut manifeste que la face se décongestionnait. La circulation retrouvait son cours.
Sur un signe d’Antoine, qui, doucement, avec le coude, sans quitter des yeux son malade, pressait le ballon contre lui, Jacques et Gise cessèrent de lever et d’abaisser les bras.
Pour Gise, il était temps : elle s’épuisait. Tout, autour d’elle, chancela. L’odeur de ce lit lui était intolérable. Elle recula d’un pas, se cramponnant au dossier d’un siège pour ne pas se trouver mal.
Les deux frères restaient penchés sur le lit.
M. Thibault, dressé au milieu des coussins, la bouche entrouverte par le robinet, reposait, les traits calmes. Il fallait continuer à tenir le buste droit et surveiller de près la respiration ; mais le péril immédiat était conjuré.