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Trois crises, d’une extrême violence, venaient d’avoir lieu, coup sur coup, lorsqu’une quatrième se déclara.

Elle s’annonçait terrible : tous les phénomènes habituels, avec une intensité décuplée. La respiration suspendue ; le visage injecté de sang ; les yeux, à demi sortis de leur orbite ; les avant-bras contractés, pliés, au point qu’on ne voyait plus les mains et que, sous la barbiche, les poignets, recroquevillés, avaient l’air de deux moignons. Tous les membres tremblaient à force d’être crispés ; les muscles, raidis, semblaient prêts à se déchirer sous l’effort. Jamais la période de raidissement ne s’était aussi longuement prolongée : les secondes se succédaient, l’intensité ne décroissait pas ; la face devenait noire ; Antoine crut vraiment que la mort était là.

Puis, un râle parvint à s’échapper d’entre les lèvres, où moussa un peu de bave. Les bras se détendirent brusquement. La période de gesticulation commençait.

Elle atteignit aussitôt une telle impétuosité qu’il eût fallu la camisole de force pour entraver cette frénésie. Antoine et Jacques, aidés de la vieille sœur et d’Adrienne, s’étaient cramponnés aux quatre membres du forcené : ballottés, entraînés, ils titubaient et s’entrechoquaient comme dans une mêlée de football. Adrienne, la première, dut lâcher la jambe qu’elle tenait et ne put la ressaisir. La vieille religieuse, à demi renversée par les secousses, perdit l’équilibre : l’autre mollet lui glissa des mains. Libres alors, les deux jambes battirent l’air ; les talons écorchés s’ensanglantaient contre le bois du lit. Antoine et Jacques, à bout de souffle, trempés de sueur, s’arc-boutaient pour empêcher cette énorme masse vivante, soulevée par ses soubresauts, d’être jetée hors du matelas.

Quand cette fureur de dément se fut éteinte (elle cessait inopinément comme elle avait commencé), quand enfin le malade fut recouché au milieu du lit, Antoine recula de quelques pas. Il était parvenu à une telle tension nerveuse qu’il claquait des dents. Il s’approchait frileusement de la cheminée, lorsque, levant les yeux, il aperçut dans la glace, éclairée par la flamme, son visage défait, ses cheveux ébouriffés, son regard mauvais. Il pivota sur lui-même, s’écroula dans un fauteuil, et, pressant son front entre ses mains, éclata en sanglots. Il en avait assez, assez… Le peu de force réagissante qui survivait en lui se concentrait en un désir éperdu : « Que ça finisse ! » Tout, plutôt que d’assister, impuissant, pendant une nuit encore, puis une nouvelle journée et peut-être une nouvelle nuit, à ce spectacle de l’enfer !

Jacques s’était approché. À tout autre moment, il se serait jeté dans les bras de son frère ; mais sa sensibilité était émoussée autant que son énergie, et le spectacle de cette détresse, au lieu d’exalter la sienne, la paralysait. Figé sur place, il considérait avec étonnement ce visage battu, mouillé, grimaçant, et il y découvrait soudain un aspect du passé, la figure en larmes d’un gamin qu’il n’avait pas connu.

Puis une pensée lui vint, qui, plusieurs fois déjà, l’avait hanté :

— « Tout de même, Antoine… Si tu demandais quelqu’un en consultation ? »

Antoine haussa les épaules. N’aurait-il pas été le premier à convoquer tous ses confrères s’il y avait eu la moindre difficulté à résoudre ? Il répondit quelques mots rudes que son frère ne put saisir : les cris de douleur avaient recommencé — ce qui était l’indice d’un bref répit avant la prochaine crise.

Jacques s’irrita :

— « Mais enfin, Antoine, cherche ! » cria-t-il. « Il est impossible qu’il n’y ait pas quelque chose à faire ! »

Antoine serrait les dents. Ses yeux étaient secs. Il releva le front, dévisagea brutalement son frère et murmura :

— « Si. Il y a une chose qu’on peut toujours faire. »

Jacques comprit. Il ne baissa pas les yeux, ne fit aucun mouvement.

Antoine l’interrogeait du regard ; il balbutia :

— « Tu n’y as jamais pensé, toi ? »

Jacques fit un signe affirmatif, très bref. Il regardait son frère jusqu’au fond des prunelles, et il eut le sentiment fugitif que, à cette minute-là, ils se ressemblaient : même pli entre les sourcils, même expression de désespoir et d’audace, même masque « capable de tout ».

Ils étaient dans l’ombre, près du feu, Antoine assis, Jacques debout. Les hurlements étaient tels que les deux femmes, agenouillées près du lit et comme assommées de fatigue, ne pouvaient rien entendre.

Après une pause, ce fut encore Antoine qui parla :

— « Tu le ferais, toi ? »

La question était rude, directe, mais il y avait, dans la voix, une imperceptible fêlure. Jacques, cette fois, évita le regard de son frère. Il finit par répondre, entre ses dents :

— « Je ne sais plus… Peut-être que non. »

— « Eh bien, moi, si ! » fit Antoine aussitôt.

Il s’était levé avec brusquerie. Cependant il restait debout, immobile. Il eut vers Jacques un geste hésitant de la main, et se pencha :

— « Tu me désapprouves ? »

Jacques, doucement, sans hésiter, répondit :

— « Non, Antoine. »

Ils se regardèrent de nouveau ; et, pour la première fois depuis leur retour, ils éprouvaient un sentiment qui ressemblait à de la joie.

Antoine s’était approché de la cheminée. Les bras écartés, il avait empoigné le marbre, et, courbant le dos, il contemplait le feu.

La décision était prise. Restait à réaliser. Quand ? Et comment ? Agir sans autre témoin que Jacques. Bientôt minuit. À une heure, l’équipe de sœur Céline et de Léon allait revenir : avant une heure, il fallait donc que ce fût fait. Rien de plus simple. D’abord une saignée, pour provoquer une faiblesse, un assoupissement qui permît d’envoyer la vieille sœur et Adrienne se reposer, bien avant la relève. Une fois seul avec Jacques… Tâtant sa poitrine, il sentit sous ses doigts le petit flacon de morphine qu’il avait dans sa poche depuis… Depuis quand ? Depuis le matin de son arrivée. Lorsqu’il était descendu avec Thérivier pour chercher le laudanum, il se souvenait, en effet, qu’il avait, à tout hasard, glissé dans sa blouse cette solution concentrée… et cette seringue… À tout hasard ?… Pourquoi ?… On eût dit que tout était arrêté dans sa tête et qu’il n’avait plus qu’à exécuter les détails d’un plan élaboré depuis longtemps.

Mais un nouvel accès se préparait. Il fallait attendre qu’il fût passé. Jacques, repris de zèle, était déjà à son poste. « La dernière crise », se dit Antoine, tandis qu’il s’approchait du lit ; et, dans les yeux que Jacques fixait sur lui, il crut lire la même pensée.

Par chance, la période de raidissement fut moins longue que la précédente ; mais les convulsions furent aussi violentes.

Pendant que le malheureux se démenait en écumant, Antoine s’adressa à la sœur :

— « Peut-être qu’une saignée lui procurerait quelque répit. Dès qu’il se tiendra tranquille, vous m’apporterez ma trousse. »

L’effet fut presque immédiat. Affaibli par la perte du sang, M. Thibault parut s’endormir.

Les deux femmes étaient si lasses qu’elles n’insistèrent pas pour attendre la relève : dès la première invitation d’Antoine, elles saisirent cette occasion de prendre un peu de repos.

Antoine et Jacques restent seuls.

Ils se trouvent tous deux loin du lit : Antoine vient d’aller fermer la porte qu’Adrienne a laissée entrouverte, et Jacques, sans savoir pourquoi, s’est reculé jusqu’à la cheminée.

Antoine évite le regard de son frère : il n’éprouve plus du tout, en ce moment, le besoin de sentir une affection près de lui ; et il n’a que faire d’un complice.