— « Fallait le connaître », continua-t-il à voix basse, avec une conviction qui semblait irritée par un contradicteur imaginaire. « Un peu mortifiant, oui, à temps perdu… Mais si juste ! » Il tendit le bras comme pour prêter serment. « Un vrai justicier ! » conclut-il, en retournant à sa place.
Antoine s’assit.
L’odeur de cette chambre remuait en lui des couches stratifiées de souvenirs. Sous les relents de la veille, fades et pharmaceutiques, sous le parfum tout neuf des cierges, il distinguait l’odeur ancienne du vieux reps bleu, brûlé de poussière, qui venait des grands-parents Thibault : odeur laineuse et sèche, à laquelle cinquante années d’encaustique sur l’acajou des meubles avaient mêlé une vague senteur de résine. Il savait quelle fraîcheur de linge propre s’échapperait de l’armoire à glace, si on l’ouvrait, et quelles exhalaisons de bois verni, de vieux journal, avec un tenace arôme de camphre, s’élèveraient des tiroirs de la commode. Et il connaissait aussi, pour l’avoir respiré de près quand il était enfant — c’était alors le seul siège à sa taille — le goût poussiéreux du prie-Dieu en tapisserie que deux générations de genoux avaient usé jusqu’au canevas.
Aucun bruit. Aucun souffle n’agitait la flamme des cierges.
Semblable à tous ceux qui venaient là, Antoine s’était mis à examiner le cadavre, fixement, avec une sorte de stupeur. Dans son cerveau fatigué, des embryons de pensées tentaient de prendre consistance :
« Ce qui faisait de Père un être comme moi, cette vie qui était en lui, hier encore, quoi ?… Qu’est-elle devenue ?… Disparue ? Subsiste-t-elle ailleurs ? Sous quelle forme ? » Il s’interrompit avec confusion : « On en viendrait à penser des sottises ! Ce n’est pourtant pas la première fois que je regarde un mort… Je sais bien qu’il n’y a pas de terme plus impropre que le néant, puisque c’est agglomération de vies qu’il faut dire : germinations à l’infini ! »
« Oui… J’ai répété ça souvent. Et, devant ce cadavre-ci, je ne sais plus… La conception du néant s’impose à moi, elle me semble presque légitime… Au fond, la mort seule existe : elle réfute tout, elle dépasse tout… absurdement ! »
« Non », reprit-il en secouant les épaules. « Mauvais, ça… Des suggestions, auxquelles on se laisse aller quand on est là, le nez dessus… Ça ne doit pas compter ! Ça ne compte pas ! »
Il fit un effort pour se ressaisir et se mit debout, d’un coup de reins décidé ; et aussitôt une émotion intime, pressante, chaleureuse, s’empara de lui.
Faisant signe à son frère de le suivre, il sortit dans le couloir.
— « Avant de rien décider, il faut connaître les volontés de Père. Viens avec moi. »
Ils pénétrèrent ensemble dans le cabinet de M. Thibault. Antoine alluma le plafonnier, puis les appliques : une lumière sacrilège inonda cette pièce où ne brûlait jamais que la lampe de travail, sous son abat-jour vert. Antoine s’approcha du bureau. Dans le silence, le trousseau de clés qu’il avait tiré de sa poche tinta gaiement.
Jacques restait à l’écart. Il s’aperçut qu’il était revenu près de la console du téléphone, à la place même où la veille… La veille ? Une quinzaine d’heures, seulement, depuis l’apparition de Gise, dans cette porte…
Il promenait un regard hostile sur ce lieu qu’il avait si longtemps considéré comme le plus inviolable des sanctuaires, et que soudain rien ne défendait plus contre l’intrusion. La vue de son frère, agenouillé, comme un cambrioleur, devant les tiroirs ouverts, lui causa un sentiment de gêne. Que lui importaient, à lui, les volontés de son père, et toutes ces paperasses ?
Sans rien dire, il s’en alla.
Il retournait vers cette chambre de mort, qui exerçait sur lui une attraction nostalgique, et où il avait passé si paisiblement, entre la vie et le songe, la plus grande partie de sa nuit. Il prévoyait que bientôt il en serait chassé par les allées et venues d’importuns ; il ne voulait pas perdre une seconde de cette émouvante confrontation avec sa jeunesse ; car, pour lui, jamais rien ne représenterait plus tragiquement le passé que la dépouille de cet être omnipotent qu’il avait toujours trouvé en travers de sa route, et qui tout entier, brusquement, venait de naufrager dans l’irréel.
Doucement, sur la pointe des pieds, il ouvrit la porte de la chambre, entra et s’assit. Le silence, un instant effleuré, redevint étale ; et Jacques, avec un sentiment de délices, put s’abîmer de nouveau dans la contemplation du mort.
Immobilité.
Ce cerveau qui, jour et nuit, pendant presque trois quarts de siècle, n’avait pas cessé une seconde d’associer les unes aux autres des pensées, des images, voilà qu’il s’était bloqué, à jamais. Le cœur aussi. Mais l’arrêt de la pensée paraissait autrement saisissant à Jacques, qui, tant de fois, s’était plaint, comme d’une souffrance, de l’activité ininterrompue de son propre cerveau ! (Même la nuit, débrayé par le sommeil, il le sentait, ce cerveau, pareil à un moteur fou, tourner, tourner dans sa tête, et assembler sans répit ces incohérentes visions de kaléidoscope, qu’il nommait « rêves » lorsque sa mémoire, au passage, en avait retenu quelques bribes.) Un jour, par bonheur, ce zèle épuisant cesserait net. Un jour, lui aussi, il serait délivré du tourment de penser. Viendrait le silence, enfin ; le repos dans le silence !… Il se souvint de ce quai de Munich où il avait promené, tout un soir, une fascinante tentation de suicide… Une phrase, comme une réminiscence musicale, chanta tout à coup dans son souvenir : « Nous nous reposerons… » C’était la fin d’une pièce russe qu’il avait vu jouer à Genève ; il avait encore dans l’oreille la voix de l’actrice, une Slave aux traits d’enfant, avec des yeux candides et fébriles, qui répétait en balançant sa petite tête : « Nous nous reposerons… » Une intonation rêveuse, un son filé comme une harmonique, accompagné d’un regard las, où il y avait, certes, plus de résignation que d’espoir : « Tu n’as pas eu de joie dans la vie… Mais patience, oncle Vania, patience… Nous nous reposerons… Nous nous reposerons… »
VIII
Dès la fin de la matinée, les visites commencèrent : les habitants de la maison, les gens du quartier auxquels M. Thibault avait rendu des services. Jacques s’esquiva avant l’arrivée des premiers parents. Antoine aussi, requis par des courses urgentes. Chacune des œuvres dont M. Thibault faisait partie comptait dans son comité des amis personnels. Le défilé dura jusqu’au soir.
M. Chasle avait apporté dans la chambre mortuaire la chaise qu’il appelait son « strapontin », sur laquelle il travaillait depuis des années ; et, de tout le jour, il ne voulut pas quitter le « défunt ». Il finissait par faire partie de l’apparat funéraire, au même titre que les candélabres, le rameau de buis, et les religieuses en prière. Chaque fois qu’un visiteur entrait, M. Chasle glissait de son siège, saluait tristement le nouveau venu, et remontait s’asseoir.
À plusieurs reprises, Mademoiselle avait essayé de le faire partir. Par jalousie, sans doute ; exaspérée de le voir si fidèle et si édifiant. Elle, au contraire, ne tenait pas en place. Elle souffrait. (Sans doute était-elle, dans la maison, la seule à souffrir.) La pauvre fille, qui, de toute son existence passée chez les autres, n’avait jamais rien eu à elle, pour la première fois peut-être connaissait un sentiment sauvage de possession : M. Thibault était son mort. À tout instant, elle s’approchait de ce lit que la déformation de son échine ne lui permettait même pas de voir en entier ; elle tirait le drap, effaçait un pli, marmonnait un bout de prière ; et, branlant la tête, joignant ses doigts osseux, elle répétait, comme une chose incroyable :