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— « Il est entré, avant moi, dans son repos… »

Ni le retour de Jacques ni la présence de Gise ne semblaient avoir touché les points sensibles de cette conscience ratatinée, devenue économe de toute réaction ; les deux enfants avaient, l’un et l’autre, disparu pendant des mois de la vie familiale : elle s’était désaccoutumée de songer à eux. Antoine seul comptait, et les bonnes. Encore nourrissait-elle aujourd’hui à l’égard d’Antoine une surprenante irritation. Au moment de fixer le jour et l’heure de la mise en bière, elle eut avec lui une véritable discussion. Comme il était d’avis de hâter cette minute pour tous apaisante, où le mort cesse d’être un cadavre et n’est plus qu’un cercueil, elle regimba. On eût dit qu’il voulait la frustrer du seul bien qui lui restât : la contemplation des derniers vestiges du maître, les dernières heures de l’apparence corporelle. Elle semblait avoir notion que la disparition de M. Thibault n’était vraiment un dénouement que pour le mort, et pour elle. Pour les autres, pour Antoine surtout, cette fin était aussi le commencement d’autre chose, le seuil d’un temps nouveau. Pour elle, plus d’avenir : l’écroulement du passé équivalait à l’effondrement total.

Vers la fin de l’après-midi, comme Antoine rentrait, à pied, allègre, savourant cet air glacé qui piquait les yeux et stimulait l’énergie, il rencontra devant la porte de la loge, Félix Héquet, en grand deuil.

— « Je n’entre pas », dit le chirurgien. « Je voulais simplement vous avoir serré la main aujourd’hui. »

Tourier, Nolant, Buccard, avaient déjà déposé leurs cartes. Loisille avait téléphoné. Les témoignages de sympathie du corps médical touchaient Antoine d’une façon si particulière que, le matin, quand Philip en personne était venu rue de l’Université, c’était pour ainsi dire devant les condoléances du Patron qu’Antoine avait pris conscience, non pas que M. Thibault était mort, mais que lui, le docteur Antoine Thibault, venait de perdre son père.

— « Je vous plains, mon ami », soupira Héquet, d’une voix discrète. « On a beau dire que, pour nous, la mort est une vieille camarade, quand elle est là, tout près, chez nous, hein ? c’est comme si nous ne l’avions jamais rencontrée. » Il ajouta : « Je sais ce que c’est. » Puis, se redressant, il tendit sa main gantée de noir.

Antoine l’accompagna jusqu’à la voiture.

C’était la première fois que le rapprochement se faisait dans son esprit… Il n’avait pas, en ce moment, le temps de réfléchir de nouveau à « tout ça » ; mais il entrevit que « tout ça » était, malgré tout, plus grave qu’il ne l’avait d’abord jugé. Il comprit que l’acte décisif, froidement accompli par lui la veille (et auquel il ne cessait pas d’accorder une entière approbation), il fallait maintenant en quelque sorte se l’annexer, l’incorporer à soi, comme l’apport d’une de ces expériences essentielles qui ont sur l’évolution d’un homme un retentissement profond ; et il sentait bien que ce poids en surcharge l’obligerait fatalement à modifier son centre de gravité.

Il rentra chez lui, rêveur.

Dans l’antichambre, un gamin, tête nue, en cache-nez, les oreilles rouges, attendait. À l’arrivée d’Antoine, il se leva, et tout son visage s’empourpra. Antoine reconnut le petit clerc de l’étude ; il s’en voulut de n’être jamais retourné voir les deux enfants.

— « Bonjour, Robert. Entre ici. Alors, qu’est-ce qui ne va pas ? »

L’autre fit un effort, remua les lèvres, mais il était bien trop intimidé pour trouver une « phrase ». Alors, bravement, de sous sa pèlerine il sortit son bouquet de violettes ; et Antoine aussitôt comprit. Il s’approcha, prit les fleurs :

— « Merci, mon petit. Je vais monter ton bouquet là-haut. Tu es bien gentil d’avoir pensé à ça. »

— « Oh, c’est Loulou qui a eu l’idée », se hâta de rectifier l’enfant. Antoine sourit :

— « Comment va-t-il, Loulou ? Et toi, toujours débrouillard ? »

— « Pour ça !… » fit Robert d’une voix fraîche.

Il ne s’attendait pas à ce qu’Antoine, un jour pareil, pût sourire ; son malaise avait aussitôt disparu ; il ne demandait qu’à bavarder. Mais Antoine, ce soir, avait autre chose à faire que de l’écouter.

— « Tu viendras, un de ces jours, avec Loulou. Vous me raconterez ce que vous faites. Un dimanche, veux-tu ? » Il se sentait pour ces gamins, qu’il connaissait à peine, une véritable affection. « Est-ce promis ? » ajouta-t-il.

Le visage de Robert devint subitement sérieux :

— « C’est promis, M’sieur. »

Tandis qu’Antoine reconduisait l’enfant jusqu’au vestibule, il reconnut la voix de M. Chasle qui s’entretenait avec Léon, dans la cuisine.

« Encore un qui veut me parler », songea-t-il, agacé. « Bah, mieux vaut en finir. » Et il fit entrer le bonhomme dans son cabinet.

M. Chasle traversa la pièce en sautillant, alla se jucher sur le siège le plus éloigné et sourit avec astuce, bien que l’expression de ses yeux fût d’une infinie tristesse.

— « Que vouliez-vous me dire, monsieur Chasle ? » demanda Antoine. Sa voix était amicale, mais il restait debout et dépouillait son courrier.

— « Moi ? » fit l’autre, levant les sourcils.

« Bien », se dit Antoine, en repliant la lettre qu’il venait de lire. « Je tâcherai d’aller jusque-là demain matin, après l’hôpital. »

M. Chasle examinait ses pieds ballants ; il déclara, solennel :

— « Ces choses-là, Monsieur Antoine, ça ne devrait pas exister. »

— « Quoi ? » fit Antoine, qui décachetait une autre enveloppe.

— « Quoi ? » répéta l’autre, en écho.

— « Qu’est-ce qui ne devrait pas exister ? » fit Antoine, qui s’énervait.

— « La mort. »

Antoine ne s’y attendait pas, et, troublé, leva la tête. Chasle avait le regard voilé de larmes. Il retira ses lunettes, déplia son mouchoir et s’essuya les yeux.

— « J’ai vu ces messieurs de Saint-Roch », reprit-il, coupant ses phrases de pauses et de soupirs. « Je leur ai commandé des messes. Par acquit de conscience, Monsieur Antoine, pas plus. Parce que, pour moi, jusqu’à plus ample informé… » Ses larmes continuaient à couler, en parcimonieuses averses : et, chaque fois qu’il s’était bien tamponné les yeux, il étalait son mouchoir sur ses genoux, le repliait dans les plis et l’introduisait dans sa poche, à plat, comme un portefeuille.

— « J’avais dix mille francs d’économie », lança-t-il sans transition.

« Ah », pensa Antoine. Et aussitôt il l’interrompit :

— « Je ne sais pas si mon père a eu le temps de prendre des dispositions à votre égard, monsieur Chasle, mais soyez tranquille : mon frère et moi, nous vous assurerons, votre vie durant, les mensualités que vous touchiez ici. »

C’était, depuis la mort de M. Thibault, la première occasion qui se présentait de régler une question d’argent, de faire acte d’héritier. Antoine songea que s’engager ainsi jusqu’à la mort de M. Chasle était, somme toute, assez généreux, et qu’il était agréable d’être en situation d’agir avec élégance. Puis, sa pensée déviant malgré lui, il essaya d’évaluer la fortune paternelle et quelle en serait sa part ; mais il n’avait là-dessus aucune donnée précise.

M. Chasle était devenu cramoisi. Par contenance, sans doute, il avait tiré de sa poche un canif et semblait se curer les ongles.