— « Pas un viager ! » articula-t-il enfin, avec force mais sans lever le nez. Il reprit, sur le même ton : « Un capital, oui, mais pas un viager ! » Puis, s’attendrissant : « À cause de Dédette, Monsieur Antoine : votre petite opérée, vous vous souvenez bien ?… Par le fait, c’est comme une descendance, pour moi. Alors, un viager, bernique, qu’est-ce que je lui laisserais, à cette mauviette ? »
Dédette, l’opération, Rachel, la chambre ensoleillée, un corps dans l’ombre de l’alcôve, l’odeur du collier d’ambre gris… Antoine, un vague sourire aux lèvres, laissant là son courrier, écoutait d’une oreille distraite et suivait machinalement des yeux les gestes du bonhomme. Tout à coup, il pivota sur les talons : le petit vieux, qui se coupait les ongles au canif, venait d’entamer à pleine lame l’ongle du pouce, et, posément, sans se reprendre, comme on taille un bouchon, il détachait d’un geste courbe un copeau de corne crissante.
— « Oh, assez, monsieur Chasle ! » fit Antoine, en grinçant des dents.
M. Chasle sauta de sa chaise.
— « Oui, oui, j’abuse… », bégaya-t-il.
Mais, pour lui, la partie était de telle importance qu’il risqua une dernière offensive :
— « Un petit capital, Monsieur Antoine, voilà le mieux. C’est un capital qu’il me faut. J’ai ma petite idée, moi, depuis longtemps. Je vous expliquerai… » Il murmura, comme en rêve : « Plus tard… » Puis, changeant de ton, et, fixant vers la porte un regard inexpressif :
— « Faire dire des messes, oui, si on veut. Mais, pour moi, le défunt n’a besoin de rien. Un homme comme ça n’est pas parti à vau-l’eau. Pour moi, la chose est faite, Monsieur Antoine : à l’heure actuelle… » Il gagnait le vestibule, à petits bonds, secouant sa tête grise et répétant d’un air rassuré : « … à l’heure actuelle… à l’heure actuelle, il l’a déjà, son paradis ! »
Chasle était à peine parti qu’Antoine dut recevoir le tailleur pour l’essayage d’un vêtement noir. La fatigue avait repris le dessus ; cette fastidieuse station devant la glace l’acheva.
Il avait décidé de dormir une heure avant de remonter à l’appartement, lorsque, en reconduisant le tailleur, il se trouva face à face avec Mme de Battaincourt, qui s’apprêtait à sonner. Elle avait téléphoné tout à l’heure pour prendre un rendez-vous et on lui avait appris « l’affreuse nouvelle ». Alors elle avait interrompu sa journée pour venir.
Antoine la reçut poliment, mais sur le seuil. Elle lui étreignait la main, parlant haut, s’attendrissant sur ce deuil avec une évidente complaisance.
Il devenait difficile, dès lors qu’elle ne s’en allait pas, de la tenir ainsi, debout, à l’entrée ; d’autant qu’elle était parvenue à faire reculer le jeune homme d’un pas, et qu’elle se trouvait maintenant dans la place. Jacques, de tout l’après-midi, n’était pas sorti de sa chambre, dont la porte était très proche : Antoine eut l’idée que son frère allait entendre cette voix de femme, la reconnaître sans doute ; et cette supposition, il ne savait pourquoi, lui fut désagréable. Faisant bonne contenance, il se dégagea, ouvrit la porte de son cabinet, et remit vivement sa veste. (Il était jusqu’alors en manches de chemise, ce qui ajoutait à son dépit de s’être laissé surprendre.)
Depuis ces dernières semaines, les circonstances avaient un peu modifié ses relations avec sa belle cliente. Elle avait multiplié les visites, sous prétexte de lui apporter des nouvelles de la petite malade, qui passait l’hiver dans le Pas-de-Calais avec l’institutrice anglaise et le mari. (Car Simon de Battaincourt avait, sans hésiter, quitté sa propriété et ses chasses pour s’installer à Berck près de l’enfant de sa femme — tandis que celle-ci faisait la navette, trouvant toujours quelque raison pour passer chaque semaine plusieurs jours à Paris.)
Elle avait refusé de s’asseoir ; elle n’attendait qu’une occasion de ressaisir la main d’Antoine, et restait inclinée vers lui, les paupières plissées, la poitrine soulevée de soupirs. C’était toujours aux lèvres qu’elle regardait les hommes. Au travers de ses cils, elle vit que lui aussi, à tout moment, posait le regard sur sa bouche ; et elle en fut troublée, très fort. Antoine lui semblait beau, ce soir ; elle lui trouvait un visage plus viril encore que de coutume, comme si les décisions qu’il avait eu à prendre eussent laissé sur son masque de visibles traces d’énergie.
Elle leva sur lui un œil apitoyé :
— « Vous devez terriblement souffrir ? »
Antoine ne trouva rien à répondre. Depuis qu’elle était là, il avait pris un air légèrement solennel, qui lui donnait une contenance, mais qui le gênait. Il continuait un peu sournoisement à la regarder d’en bas. Il vit la gorge battre lourdement sous l’étoffe ; une bouffée de chaleur lui vint au visage. Dressant la tête, il surprit comme de petites lueurs rieuses dans les yeux de la belle Anne : il y avait, ce soir, en elle, comme un désir, un projet, une idée un peu folle, qu’elle s’appliquait à ne pas trahir.
— « Le plus dur », reprit-elle languissamment, « c’est après, quand la vie reprend et que partout on se heurte au vide… Vous me permettrez de venir un peu vous voir, n’est-ce pas ? »
Il la dévisagea. Soulevé d’une haine subite, il eut un sourire grinçant et jeta, tout cru :
— « Rassurez-vous, Madame : je n’aimais pas mon père. »
Aussitôt, il se mordit les lèvres. D’avoir pensé cela le bouleversait plus encore que de l’avoir dit. « Et c’est peut-être un cri sincère qu’elle m’a arraché là, cette garce ! » songea-t-il.
Elle était demeurée interdite. Moins frappée d’ailleurs par le sens, que blessée au vif par le ton. Elle recula d’un pas, le temps de se ressaisir.
— « Alors ! » fit-elle. Et, après tout ce factice, son rire strident, enfin, sonna franc.
Pendant la minute qu’elle mit à enfiler ses gants, un plissement indécis, ébauche de grimace ou de sourire, ne cessa de taquiner ses lèvres ; et Antoine, agressif, surveillait d’un œil intrigué l’énigmatique frisson de cette bouche, qu’allongeait une pointe de fard aiguë comme une égratignure. À ce moment-là, si elle s’était permis certain sourire effronté, peut-être bien qu’il ne se fût pas retenu de la jeter dehors.
Il respirait malgré lui le parfum dont elle saturait ses vêtements. De nouveau, il remarqua la gorge lourde qui battait sous le corsage. Il se représenta brutalement cette poitrine nue, et se sentit remué aux entrailles.
Lorsqu’elle eut agrafé sa fourrure, elle s’écarta davantage, leva le front, et le regarda avec désinvolture. Elle avait l’air de demander : « Vous avez peur ? »
Ils se toisèrent. Même rage froide, même rancune. Mais plus encore : même déception, peut-être : même impression confuse d’une occasion manquée. Puis, comme il ne disait rien, elle lui tourna le dos, ouvrit elle-même les portes et sortit sans s’occuper de lui.
Le battant claqua derrière elle.
Il pivota sur place. Mais, au lieu de regagner son cabinet, il resta une seconde figé, les mains moites, le cerveau tout en désordre, assourdi par le sang qui lui battait les tempes, reniflant avec emportement ce parfum persuasif qui demeurait comme une présence. Et, follement, il fit demi-tour. À peine si, comme un coup de fouet, cette pensée lui cingla l’esprit, qu’il allait être dangereux, après avoir à ce point ulcéré cette nature violente, de vouloir la reconquérir. Ses yeux tombèrent sur son chapeau et son pardessus, pendus au mur ; il les décrocha d’un coup de main, et, jetant un coup d’œil égaré vers la porte de Jacques, il s’élança dehors.
IX
Gise n’avait pas quitté son lit. À demi somnolente, courbatue, souffrant dès qu’elle remuait, elle entendait vaguement dans le couloir le va-et-vient des visiteurs qui longeaient le mur, derrière sa tête. Une seule pensée émergeait du brouillard : « Il est retrouvé… Il est là, dans la maison… Il peut apparaître, d’un instant à l’autre… Il va venir… » Elle guettait son pas. Mais la journée du vendredi s’écoula tout entière, puis celle du samedi, sans qu’il parût.