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— « N’empêche… », fit-elle. « Quand je me rappelle ce temps-là, je ne retrouve presque rien d’autre que de longues, d’interminables journées d’ennui… Et toi ?… »

La fièvre, la fatigue, ce rappel d’autrefois, lui donnaient un air un peu dolent, et cette langueur s’alliait bien avec sa position étendue, son regard caressant, son teint des pays chauds.

— « Vraiment », continua-t-elle, voyant que Jacques se contentait de froncer les sourcils sans répondre, « c’est terrible, tant d’ennui, pour une enfant ! Et puis, vers quatorze ou quinze ans, l’ennui a disparu. Je ne sais pas pourquoi. Intérieurement. Maintenant je ne connais plus l’ennui. Même quand… » (Elle pensait : « Même quand je suis malheureuse à cause de toi. » Elle dit seulement :) « Même quand les choses ne vont pas bien… »

Jacques, le nez baissé, les mains au fond des poches, se taisait. L’évocation du passé soulevait en lui des sursauts de rancune. Rien, dans l’existence qu’il avait vécue, ne trouvait grâce. À aucune époque de sa vie, nulle part, il ne s’était senti d’aplomb, à sa place, sur son vrai sol enfin, — comme Antoine. Dépaysé partout. En Afrique, en Italie, en Allemagne. À Lausanne même, presque autant qu’ailleurs… Et non seulement dépaysé, mais traqué. Traqué par les siens ; traqué par la société, par les conditions de la vie… Traqué par il ne savait quoi, qui semblait venir aussi de lui-même.

— « Le major Van de Cuyp… », commença Gise. Elle s’attardait aux souvenirs d’enfance parce qu’elle ne pouvait souffler mot de souvenirs moins lointains qui l’obsédaient. Mais elle se tut : elle sentait qu’elle ne ferait plus jaillir aucune flambée de ces cendres.

Elle continuait à examiner Jacques en silence, sans pouvoir déchiffrer le mot de l’énigme. Pourquoi était-il parti, malgré ce qui s’était passé entre eux ? Quelques phrases vagues, glissées par Antoine, l’avaient bouleversée sans lui expliquer rien. Qu’était devenu Jacques pendant ces trois ans ? Quel message apportaient donc les roses rouges du fleuriste de Londres ?

Elle songea soudain : « Comme on me l’a changé ! »

Avec une émotion que, cette fois, elle ne put cacher, elle murmura :

— « Comme tu es changé, Jacquot ! »

Au bref regard de Jacques, à son sourire réticent, elle comprit que cette émotion lui avait déplu. Aussitôt, modifiant visage et voix, elle se jeta gaiement dans un récit de son existence au couvent anglais :

— « C’est si bon, cette vie réglée… Le matin, si tu savais comme on a de l’entrain au travail, après la gymnastique au grand air et le breakfast ! »

(Elle ne disait pas que, pendant ce séjour à Londres, elle avait eu pour unique soutien l’idée de le retrouver. Elle n’avouait pas non plus combien son courage du matin s’évanouissait d’heure en heure ni quelles vagues de détresse l’assaillaient, le soir venu, dans sa couchette du dortoir.)

— « La vie anglaise est si différente de la nôtre, si attrayante ! » Soulagée d’avoir trouvé ce lieu commun, elle s’y cramponnait pour refouler la menace d’un nouveau silence. « En Angleterre, tout le monde rit, exprès, pour un rien. Ils ne veulent absolument pas que la vie soit une chose triste : alors, tu comprends, ils pensent le moins possible ; ils jouent. Tout, pour eux, devient un jeu : à commencer par l’existence ! »

Jacques écoutait ce bavardage, sans l’interrompre. Lui aussi, il irait en Angleterre. Il irait en Russie, il irait en Amérique. Il avait tout l’avenir devant lui pour aller ailleurs, pour chercher… Il souriait complaisamment, il approuvait de la tête. Elle n’était pas sotte. Ces trois années semblaient même l’avoir beaucoup mûrie. Embellie aussi, affinée… Une fois encore, il posa les yeux sur ce corps délicat que l’on sentait, sous la couverture, comme amolli par sa propre chaleur. Et, brutalement, il fut ressaisi par le passé : il revécut tout : son désir subit, leur étreinte sous les grands arbres de Maisons. Chaste étreinte ; et pourtant, après tant d’années, après tant d’aventures, il sentait encore sur son bras ce torse qui ployait, et sous sa bouche ces lèvres sans expérience ! En une seconde, raison, volonté, tout fut en déroute. Pourquoi pas ?… Il alla même jusqu’à songer comme aux pires jours : « La faire mienne, l’épouser. » Mais aussitôt sa pensée heurta quelque chose d’opaque, d’intérieur, qu’il ne distinguait pas nettement : un infranchissable obstacle, dressé au centre de lui-même.

Puis, tandis que ses regards parcouraient une fois de plus ces membres vivants et souples allongés dans ce lit, son imagination, peuplée de tant de souvenirs déjà, évoqua soudain, dans un autre lit, un autre contour de hanches pareillement étroites et rondes, pareillement moulées par le drap ; et le désir qui venait de l’effleurer se fondit en un sentiment de pitié. Il revoyait, sur sa couchette de fer, la petite prostituée de Reichenhall, une gamine de dix-sept ans, si secrètement obstinée à mourir qu’on l’avait trouvée, assise à terre, étranglée par un nœud coulant fixé au loquet d’un placard. Jacques était arrivé l’un des premiers dans cette chambre ; il se rappelait l’infecte odeur de suif brûlé qui y était répandue ; et surtout il revoyait le visage plat, énigmatique de la femme encore jeune, qui, au fond de la pièce, cassait des œufs dans une poêle grésillante : elle avait consenti pour un peu d’argent, à parler ; elle donnait même d’étranges précisions ; et, lorsque Jacques lui avait demandé si elle avait bien connu la petite morte, elle s’était écriée, avec une inoubliable expression d’évidence : « Ach nein ! Ich bin die Mutter[1] ! »

Il fut sur le point de conter ce souvenir à Gise. Mais c’était parler de « là-bas », amorcer imprudemment des questions…

Enfoncée dans son lit, elle le dévorait des yeux à travers ses cils mi-clos. Elle n’en pouvait plus ; à tout instant, elle se retenait de crier : « Mais parle ! Qui es-tu, maintenant ?… Et moi ? Tu as donc tout oublié ? »

Lui, il allait et venait, se balançait d’un pied sur l’autre, avec un air soucieux, absent. Quand ses yeux rencontraient le regard fiévreux de Gise, il sentait entre elle et lui un désaccord si intolérable qu’il simulait aussitôt une excessive froideur ; et rien ne laissait soupçonner combien le ravissait cette attitude enfantine, cette innocence qu’elle montrait ainsi, parmi ces linges blancs, avec son cou nu ! Pour cette fillette souffrante, il éprouvait toutes les tendresses d’un frère aîné. Mais que d’impurs souvenirs venaient se glisser sans cesse entre lui et elle ! Quelle amertume de se sentir si vieux — usé, sali !

— « Tu dois être devenue de première force au tennis ? » demanda-t-il évasivement, parce qu’il venait d’apercevoir une raquette sur le haut de l’armoire.

Elle passait vite d’un sentiment à un autre. Elle ne put réprimer un sourire ingénu de fierté :

— « Tu verras ! »

Elle se troubla aussitôt. Ces deux mots lui avaient échappé. « Tu verras… » Où ? Quand ?… Quelle maladresse !…

Mais Jacques semblait n’avoir rien remarqué. Il était loin de penser à Gise. Le tennis, Maisons-Laffitte, une robe blanche… Cette façon sèche qu’elle avait de sauter de bicyclette à la porte du club… Pourquoi tous ces volets clos, avenue de l’Observatoire ? (Car, cet après-midi, lorsqu’il était sorti sans bien savoir où il allait, il avait poussé jusqu’au Luxembourg, puis jusqu’à l’avenue de l’Observatoire. Le jour commençait à tomber. Il marchait vite, le col levé. Il se hâtait toujours de céder à ses tentations afin d’en être délivré plus tôt. Enfin, il s’était arrêté, et il avait regardé, brusquement. Toutes les fenêtres étaient fermées. Antoine avait bien dit que Daniel faisait son service à Lunéville, mais les autres ? L’heure n’était pas assez tardive pour expliquer que les volets… Peu importait, d’ailleurs. Peu importait !… Alors il avait tourné le dos, et il était rentré, par le plus court.)

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« Mais non ! Je suis la mère ! »