alors le père et la mère le prendront et le mèneront aux anciens de la ville et à la porte de sa maison,
et ils diront aux anciens de la ville : C’est ici notre fils qui n’obéit point à notre voix, car il est pervers et rebelle.
Alors tous les gens de la ville le lapideront. Et ainsi tu ôteras de toi le méchant, pour que tout Israël soit saisi de crainte.
Le feuillet était intitulé Jacques. Au-dessous : Pervers et rebelle.
Antoine l’examina avec émotion. L’écriture devait dater des dernières années. Le texte était recopié avec soin ; les lettres finales, fermement bouclées. Il émanait de ce document une impression de sécurité morale, de réflexion, de volonté. Pourtant, la seule existence de ce papier que le vieillard avait, non sans intention, inséré dans l’enveloppe même de son testament, ne trahissait-elle pas certains débats de conscience, un besoin de justification ?
Antoine reprit en mains le testament de son père.
Un monument : paginé, divisé en chapitres, subdivisé en paragraphes comme un rapport, terminé par une table ; le tout engainé dans un cartonnage. La date : Juillet 1912. M. Thibault l’avait donc rédigé lors de la première atteinte de son mal, peu de mois avant l’opération. Pas un mot sur Jacques : il n’était question que de « mon fils », « mon héritier ».
Antoine lut tout au long le chapitre qu’il avait seulement parcouru la veille et qui portait en rubrique : Cérémonial mortuaire.
« Je désire que, après une messe basse dite à Saint-Thomas d’Aquin, ma paroisse, mon corps soit porté à Crouy. Je désire que mes obsèques y soient célébrées dans la chapelle de la Fondation, en présence de tous les pupilles. Je désire que, contrairement au service de Saint-Thomas d’Aquin, la cérémonie mortuaire de Crouy se déroule avec toute la solennité dont il plaira au Conseil d’honorer ma dépouille. Je souhaite d’être conduit à ma dernière demeure par les représentants des Œuvres qui ont accepté pendant de nombreuses années les offices de mon dévouement, ainsi que par une délégation de cet Institut de France, où j’ai été si fier de me voir accueilli. Je souhaite également, si les règlements le permettent, que mon grade dans l’ordre de la Légion d’honneur m’assure le salut militaire de cette Armée que j’ai toujours défendue par mes paroles, mes écrits, et mes votes de citoyen. Je désire enfin que ceux qui auront formulé le vœu de prononcer quelques mots d’adieu sur ma tombe y soient autorisés sans restriction.
« Ce n’est pas que, en écrivant ceci, je m’illusionne sur la vanité de ces glorifications posthumes. Je suis d’avance pénétré de confusion à la pensée d’avoir un jour à comparaître devant le Tribunal suprême. Mais, après m’être entouré des lumières de la méditation et de la prière, il me semble que, en cette circonstance, le véritable devoir consiste à imposer silence aux sentiments d’une stérile humilité, et à faire en sorte que, au jour de ma mort, mon existence puisse, s’il plaît à Dieu, être une dernière fois érigée en exemple, afin d’inciter d’autres chrétiens de notre grande bourgeoisie française à se consacrer au service de la Foi et de la Charité catholiques. »
Suivait un paragraphe : Instructions de détail. Antoine n’avait donc aucune initiative à prendre. M. Thibault s’était donné la peine de régler toute la cérémonie. Jusqu’au dernier moment, le chef de famille exerçait son commandement ; et cette volonté d’être jusqu’au bout conséquent avec son personnage n’était pas sans grandeur aux yeux d’Antoine.
M. Thibault avait même rédigé d’avance son billet de faire-part, qu’Antoine avait communiqué tel quel aux Pompes funèbres. Les titres de M. Thibault s’y alignaient dans un ordre qui devait avoir été minutieusement choisi ; leur énumération occupait une douzaine de lignes. MEMBRE DE L’INSTITUT y était inscrit en majuscules. On y lisait, non seulement des mentions telles que : Docteur en droit, ancien député de l’Eure ; ou telles que : Président honoraire du Comité des Œuvres catholiques du Diocèse de Paris, Fondateur et Directeur de l’Œuvre de préservation sociale, Président du Conseil d’administration de la Société protectrice de l’Enfance, ancien Trésorier de la Section française du Comité central de solidarité catholique ; mais aussi des renseignements de ce genre, qui laissaient Antoine rêveur : Membre correspondant de la Confrérie de Saint-Jean de Latran ; ou bien : Président du Conseil curial et membre actif des Associations pieuses de la paroisse de Saint-Thomas d’Aquin. Et cette nomenclature glorieuse se terminait par une liste de décorations, dans laquelle la Légion d’honneur venait après les ordres de Saint-Grégoire, de Sainte-Isabelle ou même de la Croix du Sud. Les insignes de ces ordres devaient être épinglés sur le cercueil.
La majeure partie du testament était constituée par une longue liste de legs à des gens et à des œuvres dont beaucoup étaient inconnus à Antoine.
Le nom de Gise arrêta son regard. M. Thibault avait, en guise de dot, constitué « à Mlle Gisèle de Waize », qu’il avait « élevée », écrivait-il, et qu’il considérait « presque comme sa fille », un capital important, « à charge pour elle de veiller aux dernières années de sa tante ». L’avenir de Gise se trouvait donc, de ce fait, confortablement assuré.
Antoine interrompit sa lecture. Il avait rougi de plaisir. Jamais il n’eût cru l’égoïste vieillard capable de cette attention et de cette largesse. Il eut pour son père un subit élan de gratitude et de respect, que les pages suivantes achevèrent de justifier. M. Thibault semblait, en effet, s’être préoccupé de faire des heureux : les bonnes, la concierge, le jardinier de Maisons-Laffitte, personne n’était oublié.
La fin de l’opuscule était consacrée à divers projets de fondations qui, toutes, devaient porter le nom d’Oscar Thibault. La curiosité d’Antoine piqua au hasard. Legs Oscar Thibault à l’Académie française, pour un prix de vertu. — Naturellement. — Prix Oscar Thibault, décerné tous les cinq ans par les Sciences morales au meilleur ouvrage « capable d’aider la lutte contre la prostitution et de faire cesser à cet égard la tolérance… » — évidemment — « … de la République française ». Antoine souriait. Le legs à Gise l’inclinait à l’indulgence. Et puis, sous ce désir sans cesse formulé par le testateur de servir la cause du spirituel, il était assez troublé de reconnaître partout une secrète hantise — à laquelle, malgré son âge, lui-même, Antoine, n’échappait pas tout à fait : — le souci de se survivre dans le temporel.
La plus naïve, la plus inattendue de ces fondations, était l’attribution d’une somme assez importante à Mgr l’évêque de Beauvais, pour la publication annuelle d’un Almanach Oscar Thibault, tiré « au plus grand nombre d’exemplaires possible », qui devait être « vendu à bas prix dans toutes les papeteries et les bazars du diocèse », et qui, sous le couvert d’un « calendrier agricole pratique », devait « faire pénétrer dans chaque foyer catholique, pour la récréation du dimanche et les veillées d’hiver, un amusant recueil d’anecdotes édifiantes ».
Antoine referma le testament. Il avait hâte de poursuivre son inventaire. En remettant le volumineux mémoire dans son carton, il se surprit à penser, sans déplaisir : « Pour s’être montré si généreux, il faut qu’il nous laisse une assez belle fortune… »