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Le premier tiroir contenait encore une vaste serviette de cuir, sanglée, et qui portait comme indication : Lucie. (C’était le prénom de Mme Thibault.)

Antoine défit la boucle, avec un léger sentiment de gêne. Pourtant !

D’abord, des objets disparates. Un mouchoir brodé ; un écrin, deux boucles d’oreilles de fillette ; dans un porte-monnaie d’ivoire à soufflets de satin blanc, un billet de confession, plié en quatre, et dont l’encre n’était plus lisible. Quelques photographies décolorées, qu’Antoine n’avait jamais vues : sa mère enfant ; sa mère à dix-huit ou dix-neuf ans. Il s’étonnait que son père, si peu sentimental, eût conservé ces reliques, et justement dans le tiroir qui était le plus à sa portée. Antoine éprouvait pour cette jeune fille fraîche et gaie, qui avait été sa mère, un sentiment de tendre chaleur. Mais, en examinant ces traits oubliés, c’est à lui surtout qu’il songeait. Quand Mme Thibault était morte — à la naissance de Jacques — il avait neuf ans. À cette époque, il était un petit garçon têtu, appliqué, personnel ; il dut même convenir : « assez peu sensible ». Et, sans s’attarder à ces constatations désobligeantes, il fouilla l’autre poche de la serviette.

Il en sortit deux liasses, d’égal volume :

Lettres de Lucie.
Lettres d’Oscar.

Ce dernier paquet était ficelé à l’aide d’une faveur, et la suscription était d’une écriture penchée de pensionnaire : sans doute M. Thibault l’avait-il trouvé tel quel dans le secrétaire de la morte, et pieusement gardé.

Antoine hésitait à l’ouvrir ; il aurait loisir d’y revenir plus tard. Mais, en écartant la liasse, dont le lien était lâche, ses yeux tombèrent sur des fragments qui, ainsi détachés, tout chargés de vie réelle, faisaient surgir de l’ombre un passé qu’il n’avait jamais entrevu, pas même pressenti :

« … Je t’écrirai d’Orléans, avant le Congrès. Mais je voulais, ma chérie, t’envoyer dès ce soir tous les battements de mon cœur, pour t’exhorter à la patience et t’aider à supporter le premier jour de cette semaine de séparation. Samedi n’est pas loin. Bonsoir, mon amour. Tu devrais prendre le petit dans ta chambre pour te sentir un peu moins seule. »

Avant de continuer sa lecture, Antoine alla jusqu’à la porte et donna un tour de clé.

« … Je t’aime de toute mon âme, ma bien-aimée. L’absence me glace le cœur, plus encore que la neige et l’hiver de ce pays étranger. Je n’attendrai pas W. P. à Bruxelles. Avant dimanche je te serrerai de nouveau contre moi, mon Lulu chéri. Les autres ne peuvent pas deviner notre secret : personne jamais ne s’est aimé comme nous… »

Antoine était si surpris de trouver ces mots-là sous la plume de son père, qu’il ne se décidait pas à renouer la liasse.

Tout, cependant, n’était pas de la même chaleur :

« … Un mot de ta lettre m’a, je l’avoue, mécontenté. Je t’en conjure, Lucie, ne profite pas de mon absence pour perdre ton temps à étudier ton piano. Crois-moi. Cette sorte d’exaltation que procure la musique exerce sur la sensibilité d’un être encore jeune une action néfaste ; elle accoutume à l’oisiveté, aux écarts d’imagination, et risque de détourner une femme des vrais devoirs de son état… »

Parfois même le ton s’envenimait :

« … Tu ne me comprends pas, et je m’aperçois que tu ne m’as jamais compris. Tu m’accuses d’égoïsme, moi dont l’existence est tout entière consacrée aux autres ! Si tu l’oses, demande à l’abbé Noyel ce qu’il faut penser là-dessus ! Tu devrais remercier le bon Dieu et être fière de cette vie de dévouement que je mène, si tu pouvais en pénétrer le sens, la grandeur morale, le but spirituel ! Au lieu de cela, tu en es jalouse, bassement, et tu ne songes qu’à frustrer à ton profit ces œuvres qui ont si grand besoin de ma direction !… »

Mais la plupart de ces lettres reflétaient une profonde tendresse :

« … Pas de nouvelles hier, pas de nouvelles aujourd’hui. Le besoin que j’ai de toi fait que je compte trop sur cette lettre de chaque matin, et, quand ce viatique me fait défaut au réveil, ma journée de travail est sans courage. Faute de mieux, j’ai relu ta si douce lettre de jeudi, pleine de droiture, de pureté, de tendresse. Ô bon ange que Dieu a mis à mon côté ! Je me reproche de ne pas t’aimer comme tu le mérites. Je sens bien, mon amour, que tu t’es interdit toute plainte. Mais quelle bassesse n’y aurait-il pas, de ma part, à paraître oublier mes torts et à te dissimuler mon repentir !

« La délégation est très fêtée. On m’y fait une place extrêmement flatteuse. Hier, dîner de trente couverts, toasts, etc. Je crois que ma réponse a beaucoup porté. Mais les honneurs ne me font rien oublier : entre les sessions, je ne pense qu’à toi, ma chérie, et au petit… »

Antoine était extrêmement ému. Ses mains tremblaient un peu lorsqu’il remit le paquet en place. « Votre sainte mère », disait toujours M. Thibault, avec un soupir particulier et un coup d’œil oblique vers la suspension, chaque fois que, à table, il lui arrivait de rappeler un souvenir auquel sa femme était mêlée. Par cette brève incursion dans ce domaine insoupçonné, Antoine venait d’en apprendre plus long sur la jeunesse de ses parents que par toutes les allusions faites, en vingt ans, par son père.

Le second tiroir était tout rempli d’autres liasses :

Lettres des enfants. Pupilles et Détenus.

« Le reste de sa famille », songea Antoine.

Il se sentait plus à l’aise avec ce passé-là, mais non moins surpris. Qui donc aurait pu croire que M. Thibault avait ainsi conservé toutes les lettres d’Antoine, toutes celles de Jacques, même les rares lettres de Gise, et qu’il les rangeait sous une rubrique commune : Lettres des enfants ?

Sur le dessus de la liasse s’étalait un premier billet, sans date, gauchement tracé au crayon par un bambin dont une maman avait dû diriger la main :

« Mon cher Papa, je t’embrasse et je te souhaite une bonne fête.

« ANTOINE. »

Il s’attendrit un instant sur ce vestige préhistorique, et passa.

Les lettres des Pupilles et Détenus ne semblaient présenter aucun intérêt :

« Monsieur le Président,

« Ils nous embarquent ce soir pour l’île de Ré. J’aurais regret de quitter la prison sans vous dire que je suis reconnaissant de toutes vos bienveillances… »

« Monsieur et cher Bienfaiteur,

« Celui qui vous écrit et signe, c’est un homme qui est redevenu honnête homme, et c’est pourquoi je viens vous demander votre recommandation, avec ci-joint une lettre de mon père, dont il ne faudra pas faire attention pour le français ou pour le stile… Mes deux fillettes prient tous les soirs pour celui qu’elles appellent “le Parrain de Papa”… »

« Monsieur le Président,

« Il y a 26 jours que je suis incarcéré en prison et au désespoir de ce que, en 26 jours, je n’ai vu le juge qu’une fois malgré mon mémoire dûment justificatif… »

Un feuillet maculé, daté du « Camp de Montravel, Nouvelle-Calédonie », se terminait par ces mots, calligraphiés d’une encre jaunie :

« … en attendant des jours meilleurs, je vous prie d’agréer les sentiments dont je vous honore avec reconnaissance.