Tous ces témoignages de confiance et de gratitude, tous ces bras misérables qu’il voyait ainsi se tendre vers son père, ne laissaient pas d’émouvoir Antoine.
« Il faudra que Jacques feuillette ça », se dit-il.
Au fond du tiroir, un petit carton sans étiquette : trois photographies d’amateur, aux angles roulés. La plus grande représentait une femme d’une trentaine d’années, dans un paysage de montagne, à la lisière d’un bouquet de sapins. Antoine eut beau se pencher vers la lampe, les traits de ce visage lui étaient totalement inconnus. D’ailleurs, la capote à rubans, la robe à collerette, les manches ballon, accusaient une mode très ancienne. La seconde épreuve, plus petite, représentait la même personne, assise cette fois, la tête nue, dans un square, peut-être dans le jardin d’un hôtel ; et, sous le banc, aux pieds de la dame, un caniche blanc, accroupi en sphinx. Sur la troisième image, le chien était seul, debout sur une table de jardin, le museau dressé, un ruban sur la tête. Dans le carton, une enveloppe contenait le cliché de la grande photographie, le paysage de montagne. Aucun nom, aucune date. À y regarder de plus près et bien que la silhouette fût encore svelte, cette femme pouvait avoir atteint ou même dépassé la quarantaine. Un regard chaud, sérieux malgré le sourire des lèvres : une physionomie attachante, qu’Antoine, intrigué, examinait, sans se décider à refermer le carton. Était-ce une suggestion ? Il n’était plus aussi certain de n’avoir jamais rencontré cette femme.
Le troisième tiroir, presque vide, ne contenait qu’un ancien registre de comptes, qu’Antoine faillit ne pas ouvrir. C’était un vieux cahier de maroquin, chiffré aux initiales de M. Thibault, et qui, en réalité, n’avait jamais servi de livre de comptes.
Sur la page de garde, Antoine lut :
« Donné par Lucie à l’occasion du premier anniversaire de notre mariage : 12 février 1880. »
Au centre de la page suivante, M. Thibault avait inscrit, de la même encre rouge :
Mais ce titre était raturé. Le projet avait dû être abandonné. « Étrange souci », se dit Antoine, « pour un homme marié depuis un an et dont le premier enfant était encore à naître ! »
Dès qu’il eut feuilleté le registre, sa curiosité s’aviva. Très peu de pages étaient restées blanches. Les modifications de l’écriture témoignaient que le cahier avait servi pendant de nombreuses années. Mais ce n’était pas un journal, comme Antoine l’avait d’abord cru — et espéré : un simple recueil de citations, semblait-il, prises au cours de lectures.
Le choix des textes pouvait être assez significatif, et Antoine explora les premières pages d’un œil inquisiteur :
Il y a peu de choses qu’il faille craindre davantage que d’apporter la moindre innovation dans l’ordre établi. (Platon.)
Le sage. (Buffon.)
Content de son état, il ne veut être que comme il a toujours été, ne vivre que comme il a vécu : se suffisant à lui-même, il n’a qu’un faible besoin des autres, etc.
Certaines de ces citations étaient assez inattendues :
Il y a des cœurs aigres, amers et âpres de leur nature, qui rendent pareillement aigre et amer tout ce qu’ils reçoivent. (Saint Fr. de S.)
Il n’y a point d’âmes au monde qui chérissent plus cordialement, plus tendrement, plus amoureusement que moi ; et même j’abonde un peu en dilection. (Saint Fr. de S.)
« La prière a peut-être été donnée à l’homme pour lui permettre quotidiennement un cri d’amour dont il n’ait pas à rougir. »
Cette dernière remarque était sans référence et d’une écriture cursive. Antoine eut l’idée que son père en était l’auteur.
D’ailleurs, M. Thibault semblait, à partir de ce moment-là, avoir pris l’habitude d’intercaler, au milieu des textes, le fruit de ses propres méditations. Et Antoine, tournant les pages, s’aperçut avec un vif intérêt que le cahier paraissait avoir assez vite perdu sa destination première, pour devenir presque exclusivement un recueil de pensées personnelles.
Au début, la plupart de ces maximes avaient une portée politique ou sociale. Sans doute M. Thibault notait-il là des idées générales qu’il était heureux de pouvoir retrouver lorsqu’il préparait un discours. Antoine y rencontrait à tout instant ces formes de négations interrogatives — « N’y a-t-il pas ?… » « Ne faut-il pas ?… » — qui étaient si caractéristiques de la pensée et de la parole paternelles :
« L’autorité du Patron est un pouvoir que suffit à légitimer la compétence. Mais n’est-ce pas davantage encore ? Ne faut-il pas, pour une production prospère, que s’établisse une cohésion morale entre ceux qui coopèrent à cette production ? Et le Patronat n’est-il pas aujourd’hui l’organe indispensable à la cohésion morale des ouvriers ? »
« Le prolétariat s’insurge devant l’inégalité des conditions, et nomme injustice l’admirable variété voulue par Dieu.
« N’a-t-on pas, de nos jours, tendance à oublier qu’un homme de bien est fatalement aussi, ou presque fatalement, un homme qui a du bien ? »
Antoine sauta d’un coup deux ou trois ans. Les préoccupations d’ordre général semblaient de plus en plus céder la place à des réflexions d’un accent intime :
« Ce qui donne tant de sécurité à se sentir chrétien, n’est-ce pas que l’Église du Christ est aussi une Puissance temporelle ? »
Antoine sourit. « Ces honnêtes gens-là », se dit-il, « pour peu qu’ils soient ardents et courageux, sont souvent plus dangereux que les canailles !… Ils en imposent à tous — particulièrement aux meilleurs ; et ils sont si certains d’avoir la vérité en poche, que, pour faire triompher leurs convictions, ils ne reculent devant rien… Devant rien… J’ai vu mon père, pour le bien de son parti, pour le succès d’une de ses œuvres, se permettre certaines petites choses… Enfin, des choses qu’il ne se serait jamais permises, si ç’avait été pour lui, pour obtenir une distinction, pour gagner de l’argent ! »
Ses yeux couraient de page en page, piquant au hasard :
« N’y a-t-il pas une forme légitime, salutaire, de l’égoïsme, ou, pour mieux dire, une manière d’utiliser l’égoïsme à de pieuses fins : par exemple, en nourrir notre activité de chrétiens, et jusqu’à notre foi ? »
Certaines affirmations auraient pu paraître cyniques à qui n’aurait pas connu la personne et la vie de M. Thibault :
« Œuvres. Ce qui fait la grandeur et surtout l’incomparable efficacité sociale de notre Philanthropie catholique (Œuvres de Bienfaisance, Sœurs de Saint-Vincent-de-P., etc.), c’est que, en fait, la distribution des secours matériels n’atteint guère que les résignés, les bons esprits, et ne risque pas d’encourager les insatisfaits, les rebelles, ceux qui n’acceptent pas leur condition inférieure et n’ont d’autres mots à la bouche qu’inégalité et revendication. »
« La vraie charité n’est pas de vouloir le bonheur d’autrui.