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« Mon Dieu, donnez-nous la force de faire violence à ceux que nous devons sauver. »

Idée qui, plusieurs mois après, semblait encore le hanter :

« Être féroce envers soi-même, pour se donner le droit d’être dur envers tous. »

« Parmi les mérites méconnus, ne conviendrait-il pas de placer au premier rang, pour le dur apprentissage qu’il exige, ce que, dans mes prières, j’appelle depuis si longtemps : l’enroidissement ? »

Et ceci qui, isolé sur une page blanche, rendait un son terrible :

« Forcer l’estime, à force de vertu. »

« Enroidissement ! » songeait Antoine. Il découvrait que son père n’était pas seulement raide, mais enroidi, — exprès. Il ne refusait pas, d’ailleurs, de voir quelque sombre beauté dans cette contrainte, même si elle n’aboutissait qu’à l’inhumain. « Sensibilité volontairement mutilée ? » se demandait-il. Parfois, il semblait bien que M. Thibault eût souffert de lui-même et des mérites qu’il acquérait si durement :

« L’estime n’exclut pas nécessairement l’amitié, mais il semble rare qu’elle contribue à la faire naître. Admirer n’est pas aimer ; et, si la vertu obtient la considération, elle n’ouvre pas souvent les cœurs. »

Amertume secrète, qui l’amenait même à écrire, quelques pages plus loin :

« L’homme de bien n’a pas d’amis. Dieu le console en lui procurant des obligés. »

Par-ci, par-là, — rarement, il est vrai, — un cri humain qui détonnait et plongeait Antoine dans la stupeur :

« Si l’on ne fait pas le bien par goût naturel, que ce soit par désespoir ; ou, du moins, pour ne pas faire le mal. »

« Il y a quelque chose de Jacques, dans tout ça », se disait Antoine. C’était difficile à préciser. Mêmes sensibilités contractées, même violence secrète des instincts, mêmes rudesses… Il en vint à se demander si l’aversion de son père pour le caractère aventureux de Jacques ne se trouvait pas parfois renforcée par une obscure similitude de tempérament ?

Un grand nombre de pensées commençaient par cette formule : « Piège du démon. »

« Piège du démon : le penchant à la vérité. N’est-il pas souvent plus difficile, plus courageux, de persévérer, par fidélité à soi-même, dans une conviction, même ébranlée, que de secouer présomptueusement les colonnes, au risque de faire écrouler l’édifice ?

« L’esprit de suite n’est-il pas plus que l’esprit de vérité ? »

« Piège du démon. Déguiser son orgueil, ce n’est pas être modeste. Mieux vaut laisser éclater les défauts qu’on n’a pas su vaincre, et en faire une force, plutôt que de mentir et de s’affaiblir en les dissimulant. »

(Orgueil, vanité, modestie, ces mots se retrouvaient à chaque page.)

« Piège du démon. Se rabaisser en parlant humblement de soi, n’est-ce pas une feinte de l’Orgueil ? Ce qu’il faut, c’est faire le silence sur soi. Mais cela n’est possible à l’homme que s’il est assuré que d’autres, du moins, sauront bien parler de lui. »

Antoine sourit de nouveau. Mais l’ironie se figeait vite sur ses lèvres.

Quelle mélancolie, dans un lieu commun comme celui-ci, lorsqu’on le trouvait sous la plume de M. Thibault :

« Y a-t-il des vies — même des vies de saints — qui ne soient pas quotidiennement soumises au mensonge ? »

D’ailleurs — et contrairement à ce qu’Antoine aurait supposé d’après le souvenir qu’il avait de son père vieillissant — la sérénité semblait, d’années en années, se dérober davantage à cette âme empesée de certitude :

« Le rendement d’une existence, la portée des entreprises d’un homme, leur valeur, sont, plus qu’on ne pense, commandés par la vie du cœur. Il en est auxquels il n’aura manqué, pour laisser une œuvre à leur taille, que la chaleur d’une présence aimée. »

On devinait même, par instants, comme un mal secret :

« Une faute non commise ne peut-elle pas provoquer dans le caractère d’un homme autant de déformations et faire dans sa vie intérieure autant de ravages, qu’un crime réel ? Rien n’y manque : pas même les morsures du remords. »

« Piège du démon. Ne pas confondre avec l’amour du prochain l’émoi qui nous saisit à l’approche, au toucher de certains êtres… »

Ce paragraphe s’achevait par une demi-ligne, raturée. Pas assez cependant pour qu’Antoine ne pût lire, par transparence :

« … jeunes, fût-ce des enfants. »

En marge au crayon :

« 2 juillet. 25 juillet. 6 août. 8 août. 9 août. »

Puis, après quelques pages d’un autre ton :

« Ô mon Dieu, vous connaissez ma misère, mon indignité. Je n’ai pas droit à votre pardon, car je ne suis pas détaché, je ne puis me détacher de mon péché. Fortifiez ma volonté pour que j’évite le piège du démon. »

Et Antoine se rappela soudain les quelques paroles indécentes qui, à deux reprises différentes, avaient jailli des lèvres de son père, pendant son délire.

De fréquents appels vers Dieu coupaient ces examens de conscience :

Seigneur, celui que Vous aimez est malade ! Gardez-vous de moi, Seigneur, car je Vous trahirais si vous m’abandonniez à moi-même !

Antoine tourna quelques feuillets.

Une date, ajoutée en marge, au crayon, — « août 95 » — retint son regard :

« Attention d’amoureuse. Sur la table traînait le livre de l’ami ; la page était marquée par une bande de journal. Qui donc a pu venir, si tôt, ce matin ? Un bleuet, pareil à ceux qui paraient hier soir son corsage, remplace maintenant le signet de papier. »

Août 1895 ? Antoine, stupéfait, plongea dans ses souvenirs. En 95, il avait quatorze ans. L’année où M. Thibault les avait tous emmenés près de Chamonix. Une rencontre d’hôtel ? Aussitôt il pensa à la photographie de la dame au caniche. Sans doute trouverait-il quelque éclaircissement dans la suite ? Non. Plus un mot sur l’« amoureuse ».

Pourtant, à quelques pages de là, une fleur — le bleuet peut-être ? — aplatie et sèche, voisinait avec cette citation classique :

Il y a en elle de quoi faire une parfaite amie : il y a aussi de quoi vous mener plus loin que l’amitié. (La Br.).

Puis, la même année, à la date du 31 décembre, comme une conclusion, ceci, qui rappelait l’ancien élève des Jésuites :

Sœpe venit magno fœnore tardus amor[2].

Mais Antoine eut beau se remémorer les vacances de 95, il ne retrouvait aucun souvenir des manches ballon ni du caniche blanc.

Il n’était pas possible de tout lire ce soir-là.

D’ailleurs, M. Thibault, devenu un personnage dans le monde des Œuvres et accaparé par ses multiples fondions, semblait bien, au cours des dix ou douze dernières années, avoir peu à peu abandonné son registre. Il n’y écrivait guère que pendant les vacances, et les citations pieuses redevenaient très abondantes. La date extrême était « Septembre 1909 ». Pas une ligne depuis le départ de Jacques ; ni pendant la maladie.

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2

« Souvent l’Amour finit par arriver et fait payer bien cher son retard. »