Sur l’un des derniers feuillets, d’une écriture moins ferme, cette réflexion désabusée :
« Lorsque l’homme parvient aux honneurs, c’est déjà qu’il ne les mérite plus. Mais, dans Sa Bonté, Dieu ne les lui prodigue-t-il pas pour seulement l’aider à supporter cette mésestime de soi qui empoisonne et finit par tarir la source de toute joie, de toute charité ? »
Le cahier se terminait par quelques pages blanches.
À la fin, dans la moire de la doublure, le relieur avait ménagé une pochette où traînaient encore de vieux papiers. Antoine en tira deux amusantes photos de Gise enfant, un calendrier de 1902 dont les dimanches étaient cochés, et cette lettre, sur papier mauve :
« 7 avril 1906.
« Cher W. X. 99,
« Tout ce que vous me dites sur vous, je pourrais vous le dire également. Non, je ne m’explique pas ce qui m’a fait faire cela, mettre cette Annonce, moi, élevée comme je l’ai été, et cela m’étonne aujourd’hui pareillement comme cela vous étonne, vous, d’avoir regardé ces Offres de Mariage dans le journal et d’avoir cédé à la tentation d’écrire à ces Initiales inconnues, pleines de mystère pour vous. Car moi aussi je suis une Catholique pratiquante et très attachée à des Principes de Religion auxquels je n’ai jamais failli un seul jour, et toute cette occasion est si romanesque, vous ne trouvez pas, qu’on dirait bien, du moins pour moi, que c’est comme un Signe de la Providence et que c’est Dieu qui a voulu pour nous ce moment de faiblesse où j’ai inséré l’Annonce et celui où vous l’avez lue et découpée. Depuis sept années que je suis veuve, il faut vous dire que je souffre de plus en plus de ce manque de tendresse dans ma vie, surtout que, n’ayant pas eu d’enfant, je suis sans cette compensation. Mais ce n’est pas une compensation, puisque vous, qui avez deux grands fils, un Foyer enfin et, d’après ce que je devine, une situation d’homme d’affaires très occupé, vous aussi vous vous plaignez de souffrir de sécheresse et de solitude. Oui, je pense comme vous que c’est Dieu qui nous a donné ce besoin d’aimer, et je Lui demande soir et matin en faisant ma prière de retrouver, dans un Mariage béni par Lui, la chère présence d’un homme qui me prodigue la chaleur d’un contact ardent et fidèle. À cet homme, Envoyé de Dieu, j’apporterai une âme ardente aussi et une jeunesse d’amour qui est un gage sacré de Bonheur. Mais malgré le chagrin que j’ai de vous causer de la peine, je ne puis vous envoyer ce que vous me demandez, bien que je comprenne votre demande. Vous ne savez pas la femme que je suis, mes parents, morts aujourd’hui mais vivants pour moi dans mes prières, et le milieu où j’ai vécu jusqu’ici. Encore une fois ne jugez pas sur cette faiblesse que j’ai eue dans ma détresse d’amour, quand j’ai fait insérer cette Offre, et comprenez qu’une nature comme je suis se refuse à envoyer ainsi une photographie, même flattée. Ce que je peux faire très volontiers, c’est prier mon directeur de conscience, qui est depuis Noël premier vicaire dans une paroisse de Paris, d’aller voir cet abbé V. dont vous m’avez parlé dans votre deuxième lettre, et il donnera tous les renseignements. Et même, pour le physique, ce que je peux faire, c’est aller moi-même faire visite à M. l’abbé V. qui a votre confiance et qui pourra ensuite vous… »
C’étaient les derniers mots de la quatrième page. Antoine fouilla la pochette. La feuille suivante n’y était pas.
S’agissait-il seulement de son père ? Aucun doute : les deux fils, l’abbé V… Questionner Vécard ? Même s’il avait été mêlé à cette tentative matrimoniale, il ne divulguerait rien.
La dame au caniche ? Non ; la date de cette lettre — 1906, c’était hier : l’année de l’internat d’Antoine dans le service de Philip, l’année que Jacques avait passée au pénitencier de Crouy — cette date relativement récente ne concordait pas avec la capote, la taille pincée, les manches ballon. Il fallait se contenter d’hypothèses.
Antoine remit le registre à sa place, ferma le tiroir et regarda l’heure : minuit et demi.
« Se contenter d’hypothèses », répéta-t-il à mi-voix, en se levant.
« Le résidu d’une existence… », songeait-il. « Et, malgré tout, l’ampleur d’une telle vie ! Une vie humaine a toujours infiniment plus d’ampleur qu’on ne sait ! »
Il considéra un instant, comme pour en arracher un secret, ce fauteuil d’acajou et de cuir qu’il venait de quitter, et où, tant d’années, M. Thibault, incrusté par la base, le buste penché, ironique, tranchant, ou solennel tour à tour, avait prononcé ses sentences.
« Qu’ai-je connu de lui ? » songeait-il. « Une fonction, la fonction paternelle : un gouvernement de droit divin qu’il a exercé sur moi, sur nous, trente ans de suite ; — avec conscience d’ailleurs : bourru et dur, mais pour le bon motif ; attaché à nous comme à des devoirs… Qu’ai-je connu encore ? Un pontife social, considéré et craint. Mais lui, lui, l’être qu’il était quand il se retrouvait seul en présence de lui-même, qui était-il ? Je n’en sais rien. Jamais il n’a exprimé devant moi une pensée, un sentiment, où j’aie pu voir quelque chose d’intime, quelque chose qui ait été réellement, profondément de lui, tout masque enlevé ! »
Depuis qu’Antoine avait touché ces papiers, soulevé ce petit coin de voile, soupçonné des choses, il s’avisait avec une sorte d’angoisse que, sous ces majestueuses apparences, un homme — un pauvre homme, peut-être — venait de mourir ; que cet homme était son père, et qu’il l’avait entièrement ignoré.
Il se demanda soudain :
« Et de moi, que savait-il ? Moins encore ! Rien ! N’importe quel camarade de classe, perdu de vue depuis quinze ans, en sait sur moi davantage ! Est-ce sa faute ? N’est-ce pas la mienne ? Ce vieillard instruit, qui a passé aux yeux de tant de gens remarquables pour prudent, averti, d’excellent conseil, moi, son fils, je ne l’ai jamais consulté que pour la forme, après m’être renseigné ailleurs et décidé en dehors de lui. Quand nous nous trouvions en face l’un de l’autre, il y avait là tête à tête deux hommes de même sang, de même nature, et entre ces deux hommes, entre ce père et ce fils, aucun langage pour communiquer, aucune possibilité d’échange : deux étrangers !
« Et pourtant, non ! » reprit-il, après avoir fait quelques pas de long en large. « Ça n’est pas la vérité. Nous n’étions pas des étrangers l’un pour l’autre. Voilà le plus terrible. Entre nous, des liens — indiscutables. Mais oui, ces liens de père à fils, de fils à père, — si dérisoire qu’il soit d’y seulement penser quand on songe à ce qu’ont été nos rapports — ces liens uniques, à nuls autres comparables, ils existaient bel et bien au fond de chacun de nous ! C’est même à cause d’eux que je suis bouleversé en ce moment : j’ai, pour la première fois depuis que je suis né, l’impression évidente que, sous cette incompréhension totale, il y avait quelque chose de secret, d’enseveli : une possibilité, même une exceptionnelle possibilité, de compréhension ! Et j’ai maintenant avec certitude le sentiment que, malgré tout, — bien que jamais je n’aie constaté entre nous le moindre commencement d’échange — malgré tout, jamais il n’y a eu et jamais plus il n’y aura dans le monde un autre être — même pas Jacques — si bien fait pour être compris de moi dans les profondeurs de son essence ni mieux fait pour pénétrer d’emblée dans les profondeurs de la mienne… Parce qu’il était mon père, parce que je suis son fils ! »
Il était près de la porte du vestibule. « Allons nous coucher », se dit-il, en tournant la clé dans la serrure. Mais, avant d’éteindre, il se tourna pour embrasser du regard ce cabinet de travail qui était maintenant comme un alvéole vide.