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« Et il est trop tard », conclut-il, « c’est fini, à tout jamais. »

Un rai de lumière passait sous la porte de la salle à manger.

— « Mais il faut vous dépêcher de partir, monsieur Chasle ! » s’écria Antoine, en poussant le battant.

Courbé entre deux piles de faire-part, Chasle préparait des enveloppes.

— « Ah, c’est vous ? Justement… Avez-vous une minute ? » fit-il, sans lever le nez.

Antoine, pensant qu’il s’agissait de préciser une adresse, s’approcha sans méfiance.

— « Une minute ? » répéta le bonhomme, continuant à écrire. « Quoi ?… Que je vous explique ce que je vous disais — pour ce petit capital. »

Sans attendre la réponse, il avait posé sa plume, escamoté son râtelier, et regardait son interlocuteur avec un air émoustillé. Il était désarmant.

— « Vous n’avez donc pas sommeil, monsieur Chasle ? »

— « Oh, non ! Ce qui me tient éveillé, moi, ce sont les idées… » Son petit buste se tendait vers Antoine, qui était resté debout. « J’écris des adresses, j’écris… Mais, pendant ce temps-là, Monsieur Antoine… » (Il eut le sourire malicieux d’un prestidigitateur bon enfant qui va dévoiler un de ses tours :) « Mais, pendant ce temps-là, ça tourne, ça tourne, ad libitum ! »

Et, avant qu’Antoine eût pu trouver une échappatoire :

— « Eh bien, avec ce petit capital dont vous m’avez parlé, Monsieur Antoine, je vais pouvoir réaliser une de mes idées. Oui, une idée à moi : le Comptoir. C’est un nom abréviatif, en quelque sorte. Un comptoir. On peut dire aussi un office. Une boutique, enfin. Oui. D’abord, une boutique. Un magasin, dans une rue passagère de la localité. Mais la boutique, c’est l’extérieur. L’idée, elle est dedans. »

Lorsque son sujet lui tenait fort à cœur, comme en ce moment, il parlait par petites phrases essoufflées, les mains allongées et jointes, en se penchant tantôt à droite, tantôt à gauche. Entre chaque phrase, une courte pause lui permettait d’ordonner dans sa tête la phrase suivante ; un même déclic semblait alors faire basculer le buste et projeter en avant les mots préparés ; puis il s’arrêtait de nouveau, comme s’il ne pouvait sécréter qu’une parcelle de pensée à la fois.

Antoine se demanda si M. Chasle n’avait pas le cerveau plus déséquilibré que de coutume : les événements, plusieurs nuits blanches…

— « Latoche parlerait de tout ça mieux que moi », reprit le petit homme. « Voilà beau temps que je le connais, Latoche ; et, pour le passé, je n’ai jamais eu sur lui que de parfaits antécédents. Une élite. Toujours des idées. Comme moi. Même, à nous deux, une grande idée : ce fameux Comptoir. Le Comptoir de l’Ingéniosité moderne… Vous y êtes ? »

— « Pas tout à fait. »

— « Eh bien, en définitive, les petites inventions. Les petites inventions pratiques !… Tous les petits ingénieurs qui trouvent un petit truc et qui ne savent qu’en faire. On centralise tout ça, Latoche et moi. On lance des réclames dans les journaux de la localité… »

— « Quelle localité ? »

M. Chasle considéra Antoine comme s’il ne comprenait pas la question.

— « Du temps du défunt », continua-t-il après une pause, « j’aurais eu honte bue de raconter ces choses-là. Mais maintenant… Il y a treize ans que je rumine ça, Monsieur Antoine. Depuis l’Exposition. J’ai même, rien qu’à moi seul, inventé un tas de petites célébrités. Oui. Un talon enregistreur, pour compter les pas. Un mouilleur de timbres, automatique et perpétuel. » Il sauta de sa chaise et s’approcha d’Antoine. « Mais le plus conséquent, c’est l’œuf. L’œuf carré. Reste à trouver mon liquide. Pour ça, je suis en correspondance avec des chercheurs. Les curés de campagne, ce sont tous des candidats adeptes : en hiver, après l’Angelus, on a le temps de bricoler, n’est-ce pas ? Je les ai tous lancés sur mon liquide. Dès que j’aurai mon liquide… Mais le liquide, ça n’est plus rien. Le difficile, c’était l’idée. »

Antoine écarquillait les yeux :

— « Dès que vous aurez le liquide ?… »

— « Eh bien, j’y trempe mes œufs… juste assez pour ramollir la coquille sans gâter l’œuf !… Vous y êtes ? »

— « Non. »

— « Je les fais sécher dans des moules… »

— « Carrés ? »

— « Naturellement ! »

M. Chasle se tortillait comme un ver coupé. Antoine ne l’avait jamais vu dans cet état.

— « Par centaines ! Par milliers ! Une usine ! L’œuf carré ! Plus de coquetiers ! L’œuf carré se tient debout ! Sa coquille reste dans le ménage ! On en fait un porte-allumettes, on en fait un pot à moutarde ! L’œuf carré se range en boîtes, comme des pains de savon ! Alors, pour les expéditions, vous vous rendez compte ? »

Il voulut regrimper sur son « strapontin » ; mais aussitôt, comme s’il s’était piqué, il sauta à terre. Il était devenu pourpre.

— « Excusez-moi, je reviens », murmura-t-il en gagnant la porte. « La vessie… C’est nerveux… Dès que je parle de l’œuf… »

XI

Le lendemain, qui était un dimanche, Gise se réveilla, non pas brisée — la fièvre semblait l’avoir définitivement quittée — mais, au contraire, impatiente et résolue. Trop affaiblie encore pour aller jusqu’à l’église, elle passa la matinée chez elle, à prier, à se recueillir. Elle s’irritait de ne pouvoir réfléchir avec efficacité à la situation qui lui était faite par le retour de Jacques : il n’y avait devant elle rien de net ; et, ce matin-là, au grand jour, elle ne parvenait même pas à bien s’expliquer ce qui, la veille, dans la visite nocturne de Jacques, lui avait laissé cet arrière-goût de déception, presque de désespoir. Il fallait une explication. Dissiper les malentendus. Ensuite, tout s’éclairerait.

Mais, de toute la matinée, Jacques ne parut pas. Antoine lui-même ne se montrait presque plus depuis la mise en bière. La tante et la nièce déjeunèrent tête à tête. Puis la jeune fille entra chez elle.

L’après-midi se traîna, brumeux et froid, sinistre.

Seule et désœuvrée, en proie aux idées fixes qui la ravageaient, Gise en vint à un tel énervement que, vers quatre heures, tandis que sa tante était encore au salut, elle s’enveloppa d’un manteau, descendit d’un trait au rez-de-chaussée, et se fit conduire par Léon à la chambre de Jacques.

Il lisait des journaux, sur une chaise, dans l’embrasure de la fenêtre.

Sa silhouette se découpait à contre-jour sur la vitre livide, et Gise fut frappée de sa carrure : dès qu’elle n’était plus auprès de lui, elle oubliait l’homme qu’il était devenu, pour ne plus évoquer que l’adolescent aux traits enfantins, qui, trois ans plus tôt, l’avait serrée contre lui sous les arbres de Maisons.

Du premier coup d’œil, sans analyser son impression, elle remarqua la façon dont il était piqué de biais sur cette chaise volante, et que tout, dans cette chambre en désordre (la valise ouverte à terre, le chapeau sur la pendule arrêtée, le bureau désaffecté, les deux paires de souliers devant la bibliothèque), tout signifiait campement provisoire, lieu de hasard où l’on ne saurait reprendre des habitudes.

Il s’était levé pour venir à sa rencontre. Quand elle reçut de près la caresse bleue de son regard, où se lisait un peu de surprise, elle se troubla si fort qu’elle ne put retrouver ce qu’elle avait imaginé pour rendre plausible sa visite ; il ne restait plus rien dans sa tête que le réel : un désir irrésistible d’y voir clair. Aussi, faisant fi de toute adresse, pâle, courageuse, elle s’arrêta au milieu de la chambre et dit :