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— « Jacques, il faut que nous parlions. »

Elle eut le temps de saisir dans les yeux qui venaient si affectueusement au-devant d’elle un éclat bref et dur, que le battement des paupières intercepta presque aussitôt.

Il rit, forçant un peu la voix :

— « Mon Dieu, quel air sérieux ! »

Cette ironie la glaça. Pourtant elle sourit : sourire tremblant qui s’acheva en une crispation douloureuse : des larmes montaient à ses yeux. Elle détourna le visage, fit quelques pas et vint s’asseoir sur le canapé-lit ; mais, obligée d’essuyer les pleurs qui roulaient maintenant sur ses joues, elle dit, sur un ton de reproche où elle pensa mettre un peu de gaieté :

— « Ah, tu vois, tu me fais déjà pleurer… C’est bête… »

Jacques sentit de la haine sourdre en lui. Il était ainsi : cette colère qu’il portait, depuis son enfance, au plus profond de lui-même, — un peu, pensait-il, comme la terre porte son centre en fusion — cette sourde rage, cette rancune, jaillissaient par moments en poussées de lave brûlante que rien ne pouvait retenir.

— « Eh bien, oui, après tout, parle ! » cria-t-il, avec une exaspération hostile. « Moi aussi, je préfère en finir ! »

Elle s’attendait si peu à cette brutalité, et la question qu’elle était venue poser trouvait déjà en cette explosion une réponse si explicite, qu’elle s’appuya au dossier, les lèvres blanches et entrouvertes, comme s’il l’eût réellement frappée. Pour toute défense, elle mit sa main devant elle et murmura : « Jacquot… » d’une voix si déchirante que Jacques en fut d’un coup retourné.

Étourdi, oubliant tout, il passa sans transition de la plus agressive malveillance au plus spontané, au plus illusoire élan de tendresse : il courut au canapé, se laissa tomber près de Gise et la reçut, sanglotante, sur sa poitrine. Il balbutiait : « Mon pauvre petit… Mon pauvre petit… » Il voyait de tout près le grain mat de sa peau, et, autour des yeux, le cerne transparent et sombre qui donnait plus de tristesse et de douceur à ce regard mouillé qu’elle levait sur lui. Mais, très vite, la lucidité lui revint, entière, avisée même : et, tandis qu’il restait incliné au-dessus d’elle, les narines dans ses cheveux, il aperçut nettement, comme s’il se fût agi d’un étranger, l’équivoque de cette attirance toute physique. Halte-là ! Une fois déjà, sur le chemin glissant de la pitié, il avait dû, pour leur salut à tous deux, freiner à temps — et fuir. (D’ailleurs, qu’il pût, en ce moment même, peser, raisonner, distinguer si bien les misérables dangers qu’ils couraient, n’était-ce pas la preuve de la médiocrité de cet entraînement ? Et cela ne donnait-il pas la mesure de l’inconsistante duperie dont ils risquaient d’être victimes ?)

Aussitôt, et sans avoir à remporter sur lui-même une bien héroïque victoire, il se refusa la douceur de baiser cette tempe que déjà ses lèvres effleuraient : il se contenta de l’appuyer tendrement contre son épaule, et de caresser lentement, du bout de ses doigts, la joue tiède, soyeuse, encore humide de larmes.

Blottie contre lui, le cœur bondissant, Gise tendait la joue, le cou, la nuque, au frôlement de cette main. Elle ne bougeait pas, mais elle était prête à se laisser couler jusqu’aux pieds de Jacques, à étreindre ses genoux.

Et lui, au contraire, il sentait de seconde en seconde son pouls battre moins vite ; il retrouvait un calme presque monstrueux. Un moment, il en voulut même à Gise du banal désir que, par intermittences, elle lui inspirait ; il alla jusqu’à l’en mépriser un peu. L’image de Jenny, comme un trait fulgurant aussitôt évanoui, traversa son cerveau, qui redevenait très actif. Puis, renversant tout de nouveau, il fit un retour sur lui-même : il eut honte. Gise était meilleure que lui. Ce brûlant amour d’animal fidèle, qu’après trois ans d’absence il avait retrouvé intact ; et aussi la façon aveugle dont elle s’abandonnait à son destin d’amoureuse, à ce destin tragique qu’elle acceptait, à tous risques, sans une défaillance, — c’était sans nul doute des sentiments plus forts, plus purs, que ceux qu’il se croyait capable d’éprouver. Il soupesait cela avec une sorte d’impassibilité : une froideur de fond qui lui permettait maintenant, sans péril aucun, de se montrer très tendre avec Gise…

Il passait ainsi d’une idée à l’autre, tandis qu’elle, têtue, ne pensait qu’à une chose, à une seule… Et elle était si tendue vers cette unique pensée d’amour, elle était si réceptive, si sensible à tout ce qui émanait de lui, que, soudain, sans que Jacques eût dit un mot, sans qu’il eût modifié son attitude ni cessé de caresser la petite joue pressée contre lui, rien que par la façon inattentive, affectueuse, dont les doigts allaient et venaient de la lèvre à la tempe, elle eut l’intuition de tout : elle comprit que les liens étaient à tout jamais rompus, et que, pour lui, elle ne comptait pas.

Sans espoir — comme on fait, à coup sûr, la preuve d’une évidence — et afin d’être aussitôt fixée d’une manière indubitable, elle se détacha brusquement de lui et le regarda dans les yeux. Il n’eut pas le temps de lui dérober la sécheresse de son regard ; et, cette fois, elle eut bien la certitude absolue que tout était révolu, irrémédiablement.

Mais, en même temps, elle eut une peur enfantine de se l’entendre dire et que la terrible vérité se coagulât en des mots précis dont ils seraient tous deux condamnés à garder mémoire. Toute sa faiblesse se raidit pour que Jacques ne pût soupçonner son désarroi. Elle eut le courage de s’écarter davantage, de sourire, de parler.

Son geste évasif fit le tour de la pièce :

— « Depuis combien de temps n’étais-je pas revenue dans cette chambre ! » murmura-t-elle.

Elle avait, au contraire, un souvenir précis de la dernière fois qu’elle s’était assise là, sur ce même canapé, — auprès d’Antoine. Elle avait cru souffrir, ce jour-là ! Elle avait cru que l’absence de Jacques et l’inquiétude mortelle où elle vivait étaient une terrible épreuve. Mais qu’était-ce, auprès de ce qu’elle endurait aujourd’hui ? Elle n’avait, en ce temps-là, qu’à fermer les yeux pour qu’à l’instant Jacques fût présent, docile à son appel, semblable exactement à ce qu’elle voulait qu’il fût. Mais maintenant ! Maintenant qu’elle l’avait retrouvé, elle apprenait vraiment ce que c’était d’avoir à vivre sans lui ! « Comment est-ce possible ? » se disait-elle. « Comment cette chose est-elle arrivée ? » Et son angoisse devint si poignante que pendant quelques secondes elle dut fermer les yeux.

Il s’était levé pour donner de la lumière ; il alla jusqu’à la fenêtre et tira les rideaux ; mais il ne revint pas s’asseoir.

— « Tu as pris froid ? » demanda-t-il, la voyant frissonner.

— « C’est que ta chambre n’est guère chauffée », dit-elle, saisissant le prétexte. « Je crois que je ferais mieux de monter. »

La sonorité des voix, rompant le silence, l’avait un peu secouée et raffermie. La force qu’elle puisait à cette apparence de naturel était bien éphémère, mais elle avait si grand besoin de mensonge qu’elle continua, quelques instants encore, à parler, par saccades, jetant des paroles devant elle, comme la seiche jette son encre. Et lui, debout, approuvait d’un sourire, pris au jeu ; peut-être inconsciemment heureux d’échapper ce soir encore à l’explication.

Cependant, elle était parvenue à se lever. Ils se regardèrent. Ils étaient presque de la même taille. Elle se dit : « Jamais, jamais, je ne pourrai me passer de lui, moi ! » Et c’était une façon de ne pas aborder de front cette autre pensée, atroce : « Lui, il est fort : comme il se passe bien de moi ! » Elle eut subitement la révélation que Jacques, avec une froide cruauté d’homme, choisissait sa destinée, tandis que, elle, elle ne pouvait rien pour choisir la sienne, pas même pour l’orienter, si peu que ce fût.