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Alors, à brûle-pourpoint, elle demanda :

— « Quand vas-tu repartir ? »

Elle avait cru prendre un ton détaché.

Il se contint, fit deux ou trois pas distraits, puis, se tournant à demi :

— « Et toi ? »

Comment avouer plus clairement qu’il allait en effet repartir et qu’il n’imaginait pas que Gise pût rester en France ?

Elle eut un geste indécis des épaules, et, cherchant à sourire une dernière fois — elle finissait par y parvenir assez bien — elle ouvrit la porte et disparut.

Il ne fit rien pour la retenir, mais il la suivit des yeux avec une soudaine et pure tendresse. Il aurait aimé pouvoir, sans péril, la prendre dans ses bras, la bercer, la protéger… La protéger contre quoi ? Contre elle-même. Contre lui. Contre le mal qu’il lui faisait (et dont il n’avait d’ailleurs qu’une assez vague conscience). Contre le mal qu’il lui ferait encore : le mal qu’il ne pouvait pas ne pas lui faire…

Les mains aux poches, il restait debout, les jambes écartées, au milieu de sa chambre en désordre. À ses pieds béait la valise, bigarrée, d’étiquettes multicolores. Il se revit, à Ancône — ou peut-être à Trieste — dans l’entrepont à peine éclairé d’un paquebot, parmi des émigrants qui s’injuriaient en un idiome inconnu ; un ronflement infernal ébranlait les flancs du navire ; puis un raclement de ferraille domina la dispute ; l’ancre était levée ; les oscillations s’amplifièrent : il y eut partout un brusque silence : le paquebot venait de démarrer, le paquebot s’élançait dans la nuit !

La poitrine de Jacques se gonfla. Cette aspiration maladive vers il ne savait quelle lutte, quelle création, quelle plénitude de son être, elle se heurtait à cette maison, à ce mort, à Gise, à tout ce passé encore plein de pièges et de chaînes.

— « Foutre le camp ! » gronda-t-il en bloquant les mâchoires. « Foutre le camp ! »

Gise s’était affaissée sur la banquette de l’ascenseur. Allait-elle avoir la force d’atteindre sa chambre ?

Ainsi, c’en était fait : cette explication — dont, malgré tout, elle avait tant espéré — se trouvait achevée, épuisée. Quatre répliques avaient suffi : « Jacques, il faut que nous parlions ! » À quoi il avait riposté : « Moi aussi, je préfère en finir ! » Puis deux interrogations restées sans réponse : « Quand vas-tu partir ? » « Et toi ? » Quatre petites phrases qu’elle se répétait avec stupeur.

Et maintenant ?

En retrouvant le vaste appartement silencieux, au fond duquel deux religieuses veillaient une bière, et où il ne restait plus rien de l’espérance qu’elle y avait laissée une demi-heure plus tôt, elle eut un tel serrement de cœur que la crainte de se trouver seule fut plus impérieuse encore que sa faiblesse ou son besoin de repos. Au lieu de gagner en hâte sa chambre, elle entra chez sa tante.

La vieille demoiselle était de retour. Elle se tenait assise, comme souvent, à son bureau encombré de factures, d’échantillons, de prospectus et de pharmacie. Elle reconnut Gise à son pas et tourna vers elle son corps noué :

— « Ah, c’est toi ?… Justement… »

Gise courut à elle en chancelant, baisa le front d’ivoire entre les bandeaux blancs, et, trop grande maintenant pour se blottir dans les bras de la petite vieille, elle se laissa tomber, comme une enfant, à ses genoux.

— « Justement, je voulais te demander, Gise… Est-ce qu’ils ne t’ont rien dit pour les rangements… la désinfection ?… Pourtant il existe des lois, là-dessus ! Demande à Clotilde. Tu devrais, toi, en parler à Antoine… D’abord les Étuves municipales. Et après, pour être plus sûr, ces fumigateurs du pharmacien. Clotilde sait. On calfeutre tout. Tu viendras nous aider, ce jour-là… »

— « Mais, ma tante », murmura Gise, dont les yeux de nouveau se remplissaient de larmes, « il faut que je reparte, moi… Je suis attendue… là-bas… »

— « Là-bas ? Après ce qui est arrivé ? Tu vas me laisser seule ? » Le tremblement nerveux de la tête saccadait ses paroles. « Dans l’état où je suis, à soixante-dix-huit ans… »

« Repartir », pensait Gise. « Et Jacques aussi va repartir. Et ce sera comme avant, mais sans espoir… Plus aucun, aucun espoir… » Les tempes lui faisaient mal. Tout se brouillait dans sa tête. Jacques, maintenant, lui était devenu incompréhensible, et cela était plus douloureux que tout. Incompréhensible, lui qu’elle n’avait pas cessé, croyait-elle, de si bien comprendre, tant qu’il avait été au loin ! Comment cela s’était-il fait ?

Elle s’interrogea : « Entrer au couvent ? » La paix pour toujours, la paix de Jésus… Mais renoncer à tout ! Renoncer… Le pourrait-elle ?

Incapable de se contenir, elle éclata en sanglots, et, se relevant à demi, serra soudain sa tante dans ses bras.

— « Ah », gémit-elle, « ça n’est pas juste, ma tante ! Ça n’est pas juste, tout ça ! »

— « Mais, quoi, qu’est-ce qui n’est pas juste ? Qu’est-ce que tu dis donc, voyons ? » grommela Mademoiselle, inquiète et mécontente.

Gise demeurait à terre, sans forces. Par instants, cherchant un appui, une présence, elle caressait sa joue au lainage rêche sous lequel pointaient les genoux de la petite vieille, qui répétait d’une voix querelleuse, en branlant la tête :

— « À soixante-dix-huit ans, rester seule, dans l’état où je suis… »

XII

À Crouy, la petite chapelle du pénitencier était comble. Malgré le froid, les portes étaient ouvertes à deux battants, et, depuis une heure déjà, dans la cour où les piétinements de la foule avaient transformé la neige en un sorbet fangeux, s’alignaient, immobiles, têtes nues, avec leurs ceinturons à plaque de cuivre sur leurs treillis neufs, les deux cent quatre-vingt-six pupilles de la Fondation, encadrés par leurs gardiens en uniforme, l’étui à revolver sur la hanche.

La messe avait été célébrée par l’abbé Vécard ; mais l’évêque de Beauvais, qui avait une caverneuse voix de basse, était venu donner l’absoute.

Les chants liturgiques s’élevaient l’un après l’autre et planaient un instant dans le silence sonore de la petite nef :

— « Pater nos-ter… »

— « Requiem aeternam dona ei, Domine… »

— « Requiescat in pace… »

— « Amen. »

Puis le sextuor qui occupait la tribune entama son morceau final.

Antoine, dont la pensée, depuis le matin, ne cessait d’être active et distraite par le spectacle, songea : « On a toujours la manie de jouer, aux enterrements, cette marche de Chopin ; mais elle est à peine funèbre ! Une tristesse qui ne dure pas, et aussitôt cette reprise de joie, ce besoin d’illusion… C’est bien l’insouciance d’un tuberculeux qui pense à sa mort ! » Il se rappela les derniers jours du petit Derny, un musicien, lui aussi, un malade de l’hôpital. « On s’attendrit là-dessus, on croit y voir l’extase d’un agonisant qui découvre le ciel… En réalité, pour nous, ce n’est qu’un des caractères du mal, presque un symptôme des lésions, — comme la température ! »

Il dut s’avouer, d’ailleurs, qu’un grand désespoir pathétique eût été déplacé en la circonstance : jamais funérailles ne s’étaient déroulées avec une pompe plus officielle. Il était — sans compter M. Chasle, qui, aussitôt arrivé, s’était faufilé dans la foule — le seul « proche ». Les cousins, les parents éloignés, qui avaient assisté au service de Paris, n’avaient pas cru nécessaire de faire le voyage de Crouy, par ce froid. L’assistance se composait uniquement de collègues du défunt et de délégués d’œuvres philanthropiques. « Des “représentants” », se dit Antoine, égayé. « Moi-même je “représente” la famille. » Mais, avec une pointe de mélancolie, il ajouta : « Pas un ami. » Il voulait dire : « Personne qui soit de mes amis, à moi. Et pour cause. » (Depuis la mort de son père, il avait été amené à faire cette constatation qu’il n’avait pas d’amis personnels. À part Daniel, peut-être, il n’avait jamais eu que des camarades. C’était sa faute : il était resté si longtemps sans se soucier des êtres ! Jusqu’à ces dernières années, même, il tirait presque vanité de cet isolement. Voici qu’il commençait à en souffrir.)