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— « Ah », s’écria le vieillard, « vous verrez ce que c’est, l’abbé, vous verrez, quand ce sera vous ! »

Le prêtre soupira.

— « Nul ne peut dire : “La tentation me sera épargnée”… Mais je supplie le bon Dieu de m’envoyer, à l’heure de ma mort, un ami qui m’aide à me ressaisir à temps. »

M. Thibault ferma les yeux. Les mouvements qu’il venait de faire avaient ravivé au creux du dos ces escarres qui le brûlaient comme un fer rouge. Il s’allongea et demeura immobile, répétant, par intervalles, entre ses mâchoires serrées : « Oh là là… Oh là là… »

— « Voyons, vous qui êtes un chrétien », reprit l’abbé, de sa voix prudente et contristée, « vous saviez bien que cette vie terrestre devait finir. Pulvis es… Aviez-vous oublié que cette existence ne nous appartient pas ? Vous vous insurgez comme si vous alliez être dépouillé d’un bien qui vous était acquis ! Mais vous saviez que notre vie nous est seulement prêtée par le bon Dieu. À l’heure où il va peut-être falloir que vous payiez votre dette, quelle ingratitude, mon ami, de marchander… »

M. Thibault entrouvrit les paupières et coula vers le prêtre un regard plein de rancune. Puis, lentement, ses yeux firent le tour de la chambre, se posèrent sur tous ces objets qu’il distinguait si bien malgré l’ombre, et qui étaient siens, et que, depuis tant d’années, il avait vus, chaque jour, et chaque jour possédés.

— « Quitter tout ça ! » murmura-t-il. « Je ne veux pas ! » Un brusque frisson le secoua. Il répéta : « J’ai peur ! »

Le prêtre eut pitié, se pencha davantage :

— « Le divin Maître, Lui aussi, a connu les tortures de l’agonie et la sueur de sang. Et Lui aussi, un instant, un court instant, Il a douté de la bonté de son Père. Eli, Eli, lamma sabacthani ! Mon Dieu, mon Dieu, vous m’avez donc abandonné ?… Réfléchissez, mon ami : n’y a-t-il pas entre vos tourments et ceux de Notre-Seigneur une conformité émouvante ? Mais Jésus, Lui, s’est aussitôt retrempé dans la prière, et Il s’est écrié, avec un grand élan d’amour : Père, me voici ! Père, je crois en Vous ! Père, je m’abandonne ! Que Votre Volonté soit faite, et non la mienne ! »

L’abbé sentit sous ses doigts la grosse main frémir. Il fit une pause, puis reprit, sans élever le ton :

— « Avez-vous songé que voici des siècles, des milliers de siècles, que notre pauvre humanité accomplit sa destinée sur la terre ?… » Il comprit que cet argument trop vague n’atteignait pas son but. « Songez seulement à votre famille », précisa-t-il, « à votre père, à votre grand-père, à vos aïeux, à tous ces hommes, pareils à vous, qui vous ont précédé, qui ont vécu, lutté, souffert, espéré, comme vous, et qui, tous, irrévocablement, les uns après les autres, à l’heure fixée depuis le commencement, sont revenus à leur point d’origine… Reverti unde veneris, quid grave est ?… Est-ce que ce n’est pas une pensée apaisante, mon ami, que ce retour universel dans le sein de notre Père Tout-Puissant ? »

— « Oui… mais… pas encore ! » soupira M. Thibault.

— « Vous vous plaignez ! Et pourtant combien d’entre ces hommes n’ont pas eu votre part ! Vous avez eu le privilège d’atteindre un âge qui est refusé à beaucoup. Dieu vous a comblé en vous accordant une vie longue pour faire votre salut. »

M. Thibault tressaillit.

— « L’abbé ! » balbutia-t-il, « c’est ça qui est terrible… »

— « Terrible, oui. Mais vous avez, moins qu’un autre, le droit d’avoir peur, vous… »

Le malade, brutalement, retira sa main.

— « Non », fit-il.

— « Mais si, mais si », insista le prêtre avec bonté. « Je vous ai vu à l’œuvre. Vous vous êtes toujours efforcé de placer votre but au-dessus des biens terrestres. Vous avez lutté contre la misère, contre l’abaissement moral par amour du prochain. Une existence comme la vôtre, mon ami, est celle d’un homme de bien. Elle doit vous acheminer à une mort confiante. »

— « Non ! » répéta le malade, sourdement. Et, comme l’abbé cherchait à lui reprendre la main, il se dégagea avec emportement.

Ces paroles le criblaient de blessures. Non, il ne s’était pas élevé au-dessus des biens terrestres ! Il avait trompé là-dessus tout le monde. Et l’abbé. Et lui-même, presque toujours. En réalité, il avait tout sacrifié à la considération des hommes. Il n’avait eu que des sentiments bas, bas, bas — et qu’il avait cachés ! Égoïsme, vanité ! Soif d’être riche, de commander ! Étalage de bienfaisance, pour être honoré, pour jouer un rôle ! Impureté, faux-semblant, mensonge, — mensonge !… Comme il aurait voulu pouvoir effacer tout, recommencer tout à neuf ! Ah, ce qu’elle lui faisait honte, son existence d’homme de bien ! Il l’apercevait, enfin, telle qu’elle avait été. Trop tard ! Le jour des comptes était venu.

— « Un chrétien comme vous… »

M. Thibault éclata :

— « Taisez-vous donc ! Un chrétien ? Non. Je ne suis pas un chrétien. Toute ma vie, je… j’ai voulu… L’amour du prochain ? Taisez-vous ! Je n’ai jamais su aimer ! Personne, non, jamais ! »

— « Mon ami, mon ami », fit l’abbé.

Il s’attendait à ce que M. Thibault s’accusât encore une fois d’avoir poussé Jacques au suicide. Mais non : pas une fois, ces derniers jours, le père n’avait pensé au fils disparu. C’était seulement les plus anciennes périodes du passé que, maintenant, il parvenait à évoquer : sa jeunesse dévorée d’ambition, son entrée dans le monde, les premières luttes, les premières distinctions ; quelquefois, les honneurs de la maturité ; mais les dix dernières années avaient déjà disparu dans une ombre crépusculaire.

M. Thibault souleva le bras, malgré sa douleur.

— « C’est votre faute ! » lança-t-il tout à coup. « Pourquoi ne m’avez-vous rien dit, vous, quand il était temps ? »

Mais, aussitôt, la détresse l’emporta sur l’irritation et il fondit en larmes. Ses sanglots le secouaient comme un rire.

L’abbé se pencha :

— « Dans chaque existence humaine, il vient un jour, une heure, un bref instant, où Dieu, tout à coup, daigne apparaître dans toute Son évidence et nous tend brusquement la main. C’est quelquefois après une existence d’impiété ; c’est quelquefois au terme d’une longue vie que l’on a crue chrétienne… Qui sait, mon ami ? Peut-être est-ce vraiment ce soir la première fois que se tend pour vous la main de Dieu ? »

M. Thibault ouvrit les paupières. Dans son cerveau fatigué, une confusion s’ébaucha entre la main de Dieu et cette main de prêtre vivante, toute proche. Il souleva le bras pour la saisir et murmura d’une voix haletante :

— « Comment faire ? Comment faire ? »

L’accent n’était plus le même : ce n’était plus cette terreur panique devant la mort ; c’était une interrogation qui pouvait recevoir une réponse, c’était une crainte chargée déjà de repentir et que l’absolution pouvait dissiper.

L’heure de Dieu approchait.

Mais c’était, pour l’abbé, l’heure entre toutes difficile. Il se recueillit une minute, comme il faisait en chaire, au début d’un sermon. Sans qu’il l’eût laissé voir, le reproche de M. Thibault l’avait atteint au vif. Quelle avait été l’efficacité de son influence sur cette nature orgueilleuse qui s’était confiée à lui depuis tant d’années ? Comment avait-il rempli sa mission ? Il était encore temps de réparer les défaillances : celles du pénitent, celles du directeur. Il fallait la saisir, cette âme aujourd’hui tremblante, et la ramener aux pieds du Christ.

Alors son habitude de l’homme lui suggéra une pieuse habileté :

— « Ce qu’il faut déplorer », dit-il, « ce n’est pas que votre vie terrestre s’achève : c’est qu’elle n’ait pas été telle qu’elle aurait dû… Mais, si vous n’avez pas toujours été, durant votre vie, un sujet d’édification, eh bien, qu’une fin vraiment chrétienne laisse du moins derrière vous un bel exemple ! Que votre attitude, au moment de la mort, soit un modèle, un enseignement, pour tous ceux qui vous ont connu ! »