Il observait curieusement les allées et venues des officiants. « Et maintenant ? » se demanda-t-il, en voyant le clergé disparaître dans la sacristie.
On attendait que les employés des Pompes funèbres eussent transporté la bière sur le catafalque dressé au seuil de la chapelle. Alors le maître de cérémonie vint, une fois de plus, avec le maintien compassé d’un médiocre maître de ballet, s’incliner devant Antoine en faisant tristement sonner sur le pavé sa canne de bois noir ; puis, en procession, le cortège alla se masser sous le porche, pour entendre les discours. Droit et digne, Antoine se prêtait docilement au cérémonial, soutenu par le sentiment qu’il était le centre de beaucoup de regards. Les assistants formaient la haie, se pressant pour voir défiler, derrière le fils Thibault, le sous-préfet, le maire de Compiègne, le général commandant la place, le directeur des haras, tout le conseil municipal de Crouy en redingote, un jeune évêque in partibus qui « représentait » Son Éminence le cardinal archevêque de Paris, et, parmi d’autres célébrités dont on se chuchotait les noms, quelques membres des Sciences morales, venus à titre amical honorer la dépouille de leur confrère.
— « Messieurs ! » fit une voix forte, « au nom de l’Institut de France, j’ai le triste privilège… »
C’était Loudun-Costard, le jurisconsulte, un homme chauve, corpulent, sanglé dans une pelisse à col de fourrure. Il s’était donné la tâche de retracer toute l’existence du défunt.
— « … Sa jeunesse s’écoula, studieuse et fervente, non loin de l’usine paternelle, au collège de Rouen… »
Antoine se rappela une photographie de collégien accoudé sur des livres de prix. « La jeunesse de Père… », se dit-il. « Qui donc à ce moment-là aurait pu prédire ?… On n’arrive à comprendre un homme qu’après sa mort », conclut-il. « Tant qu’un être vit, toutes les choses qu’il pourra encore accomplir, et qu’on ignore, constituent des inconnues qui faussent les calculs. La mort arrête enfin les contours ; c’est comme si le personnage se détachait de ses possibles et s’isolait : on tourne autour, on le voit enfin de dos, on peut porter un jugement d’ensemble… Je l’ai toujours dit », ajouta-t-il, souriant à part lui : « pas de diagnostic définitif avant l’autopsie ! »
Il sentait bien qu’il n’avait pas fini de réfléchir à la vie, au caractère de son père, et qu’il trouverait, longtemps encore, dans cette méditation, l’occasion d’un retour sur soi, plein d’enseignement et d’attrait.
— « … Lorsqu’il fut appelé à venir collaborer aux travaux de notre illustre Compagnie, ce n’était pas seulement à son désintéressement, à son énergie, à son amour de l’humanité, que nous faisions appel ni même à cette haute et incontestable honorabilité qui a fait de lui l’une des personnalités les plus représentatives… »
« Un “représentant”, lui aussi », se dit Antoine.
Il écoutait ces élogieuses litanies, et il n’y était pas insensible. Il était même porté à croire qu’il avait longtemps sous-estimé son père.
— « … et inclinons-nous ensemble, Messieurs, devant ce noble cœur qui, jusqu’au bout, n’a battu que pour des causes généreuses et justes. »
L’immortel avait terminé. Il replia ses feuillets, se hâta de remettre ses mains dans ses poches fourrées, et vint avec modestie reprendre son rang au milieu de ses confrères.
— « M. le Président du Comité des Œuvres catholiques du Diocèse de Paris », annonça discrètement le maître de ballet.
Un vénérable vieillard, armé d’un cornet acoustique et soutenu par un valet de chambre aussi vieux et presque aussi impotent que son maître, s’approcha du catafalque. C’était non seulement le successeur de M. Thibault à la présidence du Comité diocésain, mais un ami personnel du mort et le dernier survivant aujourd’hui de ce groupe de jeunes Rouennais venus avec M. Thibault faire leur droit à Paris. Il était complètement sourd, et depuis fort longtemps puisque Antoine et Jacques, dès leur enfance, l’avaient surnommé « Le Pot ».
— « Les sentiments qui nous assemblent ici, Messieurs, ne doivent pas seulement être faits de nos regrets… », braillait le vieillard ; et cette voix aiguë, chevrotante, rappelait à Antoine l’entrée que « Le Pot » avait faite l’avant-veille dans la chambre mortuaire, au bras mal assuré du même domestique : « Oreste », avait-il glapi dès la porte, « a voulu rendre à Pylade ce dernier témoignage de l’amitié ! » On l’avait amené auprès du mort, et il l’avait longuement contemplé de son œil bordé de chair crue ; puis il s’était relevé, et, s’adressant à Antoine comme s’ils eussent été à trente mètres l’un de l’autre, il s’était écrié, avec un sanglot : « Qu’il était beau, à vingt ans ! » (Ce souvenir amusait Antoine, aujourd’hui. « Comme les choses changent vite », remarqua-t-il : deux jours plus tôt, au chevet du cadavre, il se souvint qu’il avait été véritablement ému.)
— « … Quel était le secret de cette force ? » clamait le vieux. « À quelles sources Oscar Thibault puisait-il donc cet équilibre sans défaillance, cet optimisme serein, cette confiance en lui-même qui se jouait des obstacles et lui assurait la réussite des plus difficiles entreprises ?
« N’est-ce pas l’éternel honneur de la religion catholique, Messieurs, que de produire de tels hommes, de telles vies ? »
« C’est indéniable », concéda Antoine. « Père a trouvé dans sa foi un appui sans pareil. Grâce à elle, il a toujours ignoré ce qui entrave : les scrupules, le sentiment excessif de la responsabilité, le doute de soi, et tout le reste. Un homme qui a la foi n’a plus qu’à agir. » Il en vint même à se demander si les gens comme son père et ce vieux « Pot » n’avaient pas pris, en somme, l’un des plus paisibles chemins qui puissent mener l’homme de la naissance à la mort. « Socialement », se disait Antoine, « ils sont parmi ceux qui parviennent le mieux à concilier leur existence d’individu avec l’existence de la collectivité. Ils obéissent sans doute à la forme humaine de cet instinct qui a rendu possibles la fourmilière, la ruche. Ce n’est pas rien… Même ces horribles défauts que je reprochais à mon père, cet orgueil, cet appétit d’honneurs, cette passion de despotisme, il faut bien reconnaître que c’est grâce à eux qu’il a pu obtenir de lui infiniment plus qu’il n’aurait donné, socialement, s’il avait été souple, conciliant, modeste… »
— « Messieurs, ce grand lutteur n’a que faire aujourd’hui de nos hommages stériles », continuait le sourd, dont la voix s’enrouait. « L’heure est plus grave que jamais ! Ne nous attardons pas à ensevelir nos morts. Puisons notre force à la même source sacrée, et hâtons-nous, hâtons-nous… » Emporté par la sincérité de son élan, il voulut faire un pas en avant et dut s’accrocher à l’épaule fléchissante de son domestique. Mais cela ne l’empêchait pas de hurler : « Hâtons-nous, Messieurs… Hâtons-nous… de retourner au bon combat ! »