Depuis Lausanne, à demi inconscient, il s’était laissé charrier, d’heure en heure, par le cours des événements. Mais là, subitement, se réveillait en lui une tendresse ancienne, puérile, excessive, illogique à la fois et indiscutable, que rendait cuisante un sentiment de confusion et de remords. Il comprenait maintenant pourquoi il était venu. Il se souvint de ses colères, des pensées de mépris, de haine, des désirs de vengeance, qui avaient lentement empoisonné sa jeunesse. Vingt détails oubliés revenaient aujourd’hui l’atteindre au vif, comme des balles qui ricochent. Pendant quelques minutes, délivré de toute sa rancune, rendu à son instinct filial, il pleura son père. Pendant quelques minutes, il fut l’un des deux êtres qui, sans se connaître, de leur propre mouvement et à l’écart des démonstrations officielles, avaient éprouvé le besoin, ce jour-là, de venir s’émouvoir devant cette sépulture ; l’un des deux seuls êtres au monde, de qui M. Thibault avait été vraiment pleuré ce jour-là.
Mais il avait trop l’habitude de regarder les choses en face, pour que l’extravagance de son chagrin, de ses regrets, ne lui apparût assez vite. Il savait pertinemment que, si ce père avait encore vécu, il l’eût détesté et fui de nouveau. Cependant, il restait là, prostré, en proie à des sentiments attendris et vagues. Il regrettait il ne savait quoi… — ce qui aurait pu avoir été. Il se plut même, un instant, à imaginer un père tendre, généreux, compréhensif, pour pouvoir regretter de n’avoir pas été le fils irréprochable de ce père affectueux.
Puis, haussant les épaules, il fit demi-tour et sortit du cimetière.
Un peu d’animation était revenue au village. Les cultivateurs achevaient leur journée. Des fenêtres s’éclairaient.
Pour éviter les maisons, au lieu de prendre la direction de la gare, il s’engagea sur la route de Moulin-Neuf et se trouva presque aussitôt dans les champs.
Il n’était plus seul. Insinuante et opiniâtre comme une odeur, elle l’avait poursuivi, elle s’attachait à lui, elle pénétrait une à une toutes ses pensées. Elle marchait près de lui dans cette plaine silencieuse, sous cette lumière frisante qui palpitait sur la neige, dans cet air adouci par une trêve momentanée des vents. Il ne luttait pas ; il s’abandonnait à cette oppression de la mort ; et l’intensité avec laquelle lui apparaissaient en ce moment l’inutilité de la vie, la vanité de tout effort, provoquait même en lui une voluptueuse exaltation. Pourquoi vouloir ? Espérer quoi ? Toute existence est dérisoire. Rien, absolument rien, ne vaut plus la peine — dès que l’on sait la mort ! Il se sentait atteint, cette fois, au plus intime. Plus aucune ambition, aucune envie de dominer, aucun désir de réaliser quoi que ce fût. Et il n’imaginait pas qu’il pût jamais guérir de cette angoisse, ni retrouver une quiétude quelconque ; il n’avait même plus la velléité de croire que, si la vie est brève, l’homme a quelquefois le temps de mettre un peu de lui-même à l’abri de la destruction, qu’il lui est parfois accordé de soulever un peu de son rêve au-dessus du flot qui l’emporte, pour que quelque chose de lui flotte encore après qu’il aura coulé à pic.
Il allait droit devant lui, à pas rapides et saccadés, raidi comme quelqu’un qui s’enfuit et porte contre sa poitrine une chose fragile. S’évader de tout ! Non seulement de la société et de ses crocs ; non seulement de la famille, de l’amitié, de l’amour ; non seulement de soi, des tyrannies de l’atavisme et de l’habitude ; mais s’évader aussi de son essence la plus secrète, de cet absurde instinct vital qui rive encore à l’existence les plus misérables épaves humaines. De nouveau, sous sa forme abstraite, l’idée si logique de suicide, de disparition volontaire et totale, le visita. L’atterrissage, enfin, dans l’inconscience. Il revit soudain son père mort et son beau visage apaisé.
« … Nous nous reposerons, oncle Vania… Nous nous reposerons… »
Malgré lui, il fut distrait par le bruit de plusieurs chariots dont il apercevait les lanternes, et qui venaient à sa rencontre, brimbalant à travers les ornières, parmi les cris et les rires des charretiers. L’idée de croiser des gens lui fut intolérable. Sans hésiter, il sauta le fossé plein de neige qui bordait le chemin, traversa en titubant un labour durci, atteignit la lisière d’un petit bois et s’élança dans le fourré.
Les feuilles gelées craquaient sous ses semelles, les pointes hargneuses des branches lui fustigeaient les joues. Il avait enfoncé exprès les mains dans ses poches, et il plongeait avec ivresse en plein taillis, heureux de cette flagellation, ne sachant où il allait, mais décidé à fuir les routes, les hommes, tout !
Ce n’était qu’une bande étroite de terrain boisé qu’il eut tôt fait de franchir. À travers les fûts, il aperçut de nouveau, coupée par une route, la plaine blanche sous le ciel ténébreux et, en face de lui, dominant l’horizon, le Pénitencier avec sa rangée de lumières : l’étage des ateliers et des études. Alors une idée folle traversa son imagination : tout un film se déroula : escalader le mur bas du hangar, chevaucher la crête jusqu’à la fenêtre du magasin, casser la vitre, frotter une allumette, jeter à travers les barreaux un bouchon de paille enflammée. La réserve de couchettes flambait comme une torche, les flammes gagnaient déjà le pavillon directorial, dévoraient son ancienne cellule, sa table, sa chaise, son tableau noir, son lit… Le feu anéantissait tout !
Il passa la main sur son visage égratigné. Il eut le sentiment pénible de son impuissance — et du ridicule.
Tournant définitivement le dos à la Fondation, au cimetière, au passé, il partit à grands pas vers la gare.
Le train de 17 h. 40 était manqué de quelques minutes. Il fallait patienter, et prendre l’omnibus de 19 heures.
La salle d’attente était une glacière et empestait le moisi.
Longtemps il fit les cent pas sur le quai désert, le feu aux joues, écrasant dans sa poche la lettre de Daniel : il s’était juré de ne pas la rouvrir.
Enfin il s’approcha du réflecteur qui éclairait l’horloge, s’appuya au mur, tira le papier de sa poche et se mit à lire :
« Mon cher Jacques, cher grand ami, cher vieux ! J’ai reçu hier soir le mot d’Antoine et je n’ai pu fermer l’œil. Si j’avais pu, entre hier soir et ce matin, arriver jusqu’à toi, te voir, vivant, pendant cinq minutes, j’aurais sauté le mur, sans hésiter, oui, malgré les risques, pour te revoir, mon vieux, mon ami, te retrouver devant moi, toi, Jacques, vivant ! Dans cette turne de sous-off’ que je partage avec deux autres ronfleurs, toute la nuit, sur mon plafond à la chaux éclairé de lune, j’ai vu défiler toute notre enfance, toute notre vie commune, le lycée, après, et tout, et tout. Mon ami, mon vieil ami, mon frère ! Comment ai-je pu vivre tout ce temps sans toi ? Écoute : jamais, pas une minute, je n’ai douté de ton amitié. Tu vois, je t’écris dès ce matin, aussitôt fini l’exercice, au reçu du petit mot d’Antoine, sans rien savoir de précis, sans même me demander de quel œil tu vas lire cette lettre de moi, et sans avoir encore compris comment et pourquoi tu m’as infligé, pendant trois ans, ce mortel silence. Comme tu m’as manqué, comme tu me manques, même aujourd’hui ! Comme tu m’as manqué surtout avant le régiment, dans la vie civile ! Le soupçonnes-tu, seulement ? Cette force que tu me communiquais, toutes les belles choses qui n’étaient en moi qu’à l’état de possibilités et que tu as fait sortir de moi, et qui, jamais, sans toi, sans ton amitié… »
Les mains de Jacques tremblaient en élevant jusqu’à ses yeux les feuillets chiffonnés, qu’il déchiffrait avec peine, sous ce mauvais éclairage, et à travers ses larmes. Juste au-dessus de sa tête, un timbre, aigu et perforant comme une vrille, grelottait interminablement.