Le malade s’agita et dégagea sa main. Cette pensée le pénétrait. Oui ! Que l’on puisse dire : « Oscar Thibault est mort comme un saint. » Il joignit tant bien que mal les doigts, et ferma les yeux. L’abbé vit qu’il remuait le menton : il priait Dieu de lui accorder la grâce d’une mort édifiante.
Déjà, ce qu’il éprouvait, ce n’était plus tant de la crainte qu’une sorte d’abattement : il se sentait une pauvre chose entre toutes les choses périssables ; et cette pitié pour lui-même, succédant à ces sursauts d’épouvante, n’était pas sans suavité.
L’abbé releva la tête :
— « Saint Paul a dit : Ne vous affligez pas, comme font ceux qui n’ont pas d’espérance. Vous êtes de ceux-là, mon pauvre ami. Dans une heure aussi grave, voilà que je vous trouve tout démuni d’espérance ! Vous avez oublié que Dieu est votre Père avant d’être votre Juge ; et vous faites à votre Père cette injure de méconnaître Sa miséricorde ! »
Le malade jeta vers l’abbé un regard trouble et soupira.
— « Allons, ressaisissez-vous ! » reprit l’abbé. « Persuadez-vous de l’indulgence divine. Songez que, devant un repentir sincère et total, le pardon de la dernière seconde suffit à effacer les péchés de toute une vie. Vous êtes une créature de Dieu : ne sait-Il pas mieux que nous de quel limon Il nous a faits ? Il nous aime tels que nous sommes, allez, et cette conviction doit être le principe fondamental de notre courage, de notre confiance. Oui, confiance, tout le secret d’une bonne mort, mon ami, tient en ce mot-là. In te, Domine, speravi… Confiance en Dieu, en Sa bonté, en Sa miséricorde infinie ! »
L’abbé avait bien une manière à lui, pesante et calme, d’appuyer sur certains mots ; et, à ces moments-là, sa main se levait à demi avec une insistance assez persuasive. Mais peu de chaleur émanait de ce débit monotone, de cet impassible visage au nez long. Et il fallait qu’elles fussent par elles-mêmes bien efficaces, ces paroles sacrées, il fallait qu’après des siècles d’expérience elles fussent strictement appropriées aux transes de l’agonie, pour agir si vite, si directement, sur tant d’effroi, sur une telle rébellion.
M. Thibault avait laissé tomber la tête ; sa barbe touchait sa poitrine. Furtivement, un sentiment nouveau s’infiltrait en lui, moins stérile que la pitié sur soi ou que le désespoir. Des larmes nouvelles roulèrent sur ses joues. Un élan le soulevait déjà vers cette Puissance Consolatrice ; il n’aspirait qu’à s’en remettre, à abdiquer…
Tout à coup, il serra les dents : une douleur qu’il connaissait bien lui assiégeait la jambe, depuis la hanche jusqu’au mollet. Il cessa d’écouter, se raidit : au bout d’un instant, la souffrance s’atténua.
Le prêtre poursuivait :
— « … comme fait le voyageur arrivé au sommet, et qui se retourne pour examiner la route parcourue. Quel misérable spectacle qu’une vie humaine ! Toujours et toujours recommencer les mêmes efforts, dans un champ d’action ridiculement étroit ! D’illusoires agitations, des joies médiocres, une soif de bonheur qui se renouvelle en vain et ne peut jamais être désaltérée ! Est-ce que j’exagère ? Voilà ce qu’a été votre existence, mon ami. Je peux dire : voilà ce qu’est toute existence sur cette terre. Est-ce que cette vie-là peut satisfaire une créature de Dieu ? Y a-t-il dans tout cela rien qui mérite un regret ? Alors ? À quoi donc pouvez-vous tant tenir ? Dites ! Est-ce à votre corps douloureux, sans cesse défaillant, à ce pauvre corps pitoyable, qui se dérobe constamment à sa tâche, et que rien ne peut défendre contre la souffrance, contre la flétrissure ? Ah, reconnaissons-le : c’est un bienfait qu’il soit périssable ! C’est un bienfait, après avoir été si longtemps son esclave, son prisonnier, que nous puissions enfin le rejeter, le dépouiller, nous évader de lui, l’abandonner au bord du chemin, comme une défroque ! »
Ces paroles étaient, pour le moribond, chargées d’une si immédiate réalité que l’idée de cette évasion lui sourit tout à coup comme une promesse… Qu’était pourtant cette douceur qui déjà le pénétrait, sinon, de nouveau, sous un autre masque, l’espoir de vivre, l’unique et tenace espoir de vivre ? Cette pensée effleura l’esprit du prêtre. Espoir de l’Au-delà, espoir de vivre l’éternité en Dieu, aussi nécessaire, à l’heure de la mort, qu’est nécessaire pendant la vie l’espoir de vivre la minute qui vient…
Après une courte pause, l’abbé reprit :
— « Tournez maintenant les yeux vers le Ciel, mon ami ! Après avoir soupesé le peu que vous quittez regardez ce qui vous attend. Finies, les petitesses, les inégalités, les injustices ! Finies, les épreuves, les responsabilités ! Finis, ces fautes de chaque jour et leur cortège de remords ! Fini, cet écartèlement du pécheur entre le bien et le mal ! Voilà que vous allez trouver le calme, la stabilité, l’ordre suprême, le Royaume de Dieu ! Vous allez délaisser ce qui est éphémère et fragile, pour aborder enfin le durable, l’éternel ! Comprenez-vous, mon ami ? Dimitte transitoria, et quœre œterna… Mourir vous faisait peur : votre imagination vous représentait je ne sais quoi d’affreux, des ténèbres ; et, bien au contraire, la mort d’un chrétien, c’est une perspective radieuse ! C’est la paix, la paix du repos, la paix du repos éternel. Que dis-je ? C’est bien plus encore ! C’est l’épanouissement de la Vie, c’est la consommation de l’Union ! Ego sum resurrectio et vita… Pas seulement une délivrance, un sommeil, un oubli : mais le réveil, mais l’éclosion ! Mourir, c’est renaître ! Mourir, c’est ressusciter à la Vie Nouvelle, dans la Connaissance totale, dans la Béatitude des élus. La mort, mon ami, ce n’est pas seulement la récompense du soir après la journée de labeur : c’est un essor dans la lumière, dans une aube éternelle ! »
M. Thibault, les paupières baissées, fit, à plusieurs reprises, un signe d’acquiescement. Sur son visage errait un sourire. Certaines heures d’autrefois, particulièrement lumineuses, s’évoquaient dans la clarté. Il se voyait tout petit, agenouillé au pied du lit maternel — ce lit même où maintenant, moribond, il était étendu — joignant ses mains d’enfant dans celles de sa mère, et récitant par un glorieux matin d’été ces premières prières qui lui avaient ouvert le ciel : « Bon Jésus, qui êtes au paradis… » Il se voyait premier communiant, dans la chapelle, tremblant d’émoi devant l’hostie qui, pour la première fois, s’approchait de lui… Il se vit même, fiancé, un matin de Pentecôte, après la messe, dans l’allée aux pivoines du jardin de Darnetal… Il souriait à ces fraîcheurs. Il avait oublié sa carcasse.
Non seulement il n’avait plus peur de mourir, mais ce qui l’inquiétait, à cette minute, c’était d’avoir encore à vivre, si peu que ce fût. L’air du monde ne lui était plus respirable. Encore un peu de patience, et il en aurait fini de tout. Il lui semblait avoir trouvé son vrai centre de gravité, occuper maintenant le cœur de lui-même, être enfin au siège de son identité. Il en résultait un bien-être tel qu’il n’en avait jamais connu. Pourtant ses forces lui paraissaient dissociées, éparses et pour ainsi dire gisantes autour de lui. Qu’importait ? Il ne leur appartenait déjà plus : elles étaient les débris d’un personnage planétaire, duquel il se sentait définitivement désaccouplé, et la perspective d’une désagrégation plus complète encore, et toute prochaine, lui causait le seul ravissement auquel il pouvait être encore accessible.