L’Esprit-Saint planait. L’abbé s’était levé. Il voulut remercier Dieu. À son action de grâces, se mêlait une fierté toute humaine, une satisfaction d’avocat qui a gagné le procès. Il en eut simultanément conscience et remords. Mais ce n’était guère l’instant de faire un retour sur soi : un pécheur allait comparaître devant Dieu.
Il inclina la tête, joignit les mains sous le menton, et, de toute son âme, se mit à prier à haute voix :
— « Ô mon Dieu, voici l’Heure ! Prosterné devant Vous, Seigneur, Dieu de Bonté, Père de Miséricorde, je viens Vous demander la dernière de toutes les grâces. Ô mon Dieu, voici l’Heure ! Accordez-moi de mourir dans Votre amour.
« De profundis… Du fond des ténèbres, du fond de l’abîme où je tremblais d’effroi, clamavi ad te, Domine ! Seigneur, j’ai appelé, j’ai crié vers Vous !… Voici l’Heure !… Je suis au bord de Votre éternité, je vais Vous contempler enfin face à face, Dieu Tout-Puissant ! Voyez mon repentir, recevez ma prière, ne me rejetez pas dans mon indignité ! Posez sur moi Votre regard, comme un pardon ! In te, Domine, commendo ! Je m’en remets à Vous, je me recommande à Vous… Voici l’Heure !… Mon Père, mon Père, ne m’abandonnez pas… »
Comme un écho, le mourant répéta :
— « Ne m’abandonnez pas ! »
Il y eut un long silence. Puis l’abbé se pencha vers le lit :
— « Je vous apporterai demain matin les Saintes Huiles… Ce soir, mon ami, confessez-vous, pour que je puisse vous donner l’absolution. »
Et, dès que M. Thibault, remuant ses lèvres gonflées eut, avec une ferveur jamais connue, balbutié quelques phrases où l’aveu de ses fautes tenait moins de place que l’expression éperdue de sa contrition, le prêtre, courbé vers lui, leva la main et murmura les paroles qui effacent :
— « Ego te absolvo a peccatis tuis… In nomine Patris, et Filii, et Spiritus Sancti… »
Le malade s’était tu. Ses yeux demeuraient ouverts — ouverts comme s’ils avaient dû le rester toujours — à peine encore nuancés d’interrogation ou plutôt de surprise, rayonnant d’une candeur qui faisait soudain ressembler ce vieil homme agonisant au pastel du petit Jacques, suspendu au mur, au-dessus de la lampe.
Il sentait bien se distendre les derniers liens qui retenaient son âme à ce monde, mais il savourait avec délices cet épuisement, cette fragilité. Il n’était plus qu’un souffle qui vacille avant de s’évanouir. La vie continuait sans lui, comme continue à couler la rivière pour le baigneur qui a gagné la berge. Et il se trouvait non seulement hors de la vie, mais déjà presque hors de la mort : il s’élevait, il s’élevait dans un ciel baigné de lumière surnaturelle comme certains firmaments d’été.
On frappa.
L’abbé, qui priait, fit un signe de croix et se dirigea vers la porte.
C’était sœur Céline ; le docteur, qui venait d’arriver, l’accompagnait.
— « Faites, faites, Monsieur l’abbé », fit Thérivier, lorsqu’il aperçut le prêtre.
L’abbé regarda sœur Céline et murmura, en s’effaçant :
— « Entrez, docteur. J’ai terminé. »
Thérivier s’avança vers son malade. Il crut devoir prendre, comme toujours, un air confiant, un ton cordial :
— « Eh bien ? Qu’est-ce qui ne va pas, ce soir ?… Un petit accès de fièvre ? L’effet du nouveau sérum, parbleu !… » Il se frottait les mains, fourrageait dans sa barbe, prenait la religieuse à témoin. « Antoine va revenir bientôt. Ne vous inquiétez de rien. Je vais vous soulager… Ce sérum-là, voyez-vous… »
M. Thibault, les pupilles fixes, regardait silencieusement cet homme mentir.
La puérilité de ces explications auxquelles, tant de fois et si volontiers, il s’était laissé prendre, cette désinvolture, ces simulacres, tout lui était transparent. Il touchait du doigt les masques ; il perçait à jour, enfin, la sinistre farce qu’on lui jouait depuis des mois. Était-ce vrai qu’Antoine allait venir ? Impossible de rien croire… Au reste, que lui importait ? Tout lui était égal : définitivement, totalement égal. Il n’éprouvait même pas d’étonnement à lire aussi clairement dans les êtres. L’univers formait un tout, étranger, hermétique, où lui, mourant, n’avait plus de place. Il était seul. Seul avec le mystère. Seul avec Dieu. Et tellement seul, que la présence de Dieu même n’avait pas raison de cette solitude !
Ses paupières, sans qu’il y prît garde, s’abaissèrent. Il n’avait plus souci de distinguer la réalité du rêve. Il baignait dans une paix musicale. Il se laissa examiner, palper, sans la moindre impatience, inerte, apaisé, absent, — ailleurs.
III
Dans le wagon qui les ramenait à Paris, longtemps encore après avoir renoncé à dormir, les deux frères, enfoncés dans leurs coins, engourdis par l’atmosphère du compartiment ténébreux, s’obstinèrent à simuler le sommeil pour protéger, pour prolonger leur solitude.
Antoine n’avait pu fermer l’œil. L’inquiétude d’avoir laissé son père si souffrant s’était ravivée dès qu’il s’était senti sur le chemin du retour, et, pendant des heures, dans la nuit, dans le fracas du train, sa fatigue et son insomnie l’avaient livré sans défense aux pires imaginations. Ses alarmes se dissipaient, d’ailleurs, à mesure qu’il se rapprochait de son malade : bientôt, sur place, il pourrait de nouveau aviser, agir. Alors, d’autres difficultés se précisèrent. Comment annoncer à M. Thibault le retour du fugitif ? Comment avertir Gise ? La lettre qu’il se proposait d’expédier dès aujourd’hui à Londres n’était pas facile à écrire : il fallait apprendre à Gise que Jacques était vivant, retrouvé, revenu même à Paris et, cependant, empêcher la jeune fille d’accourir.
L’agitation des autres voyageurs qui s’ébrouaient et dévoilèrent les lampes leur fit à tous deux ouvrir les yeux. Leurs regards se croisèrent. Le visage de Jacques était si frémissant, à la fois si résigné et si inquiet, qu’Antoine eut pitié.
— « Mal dormi, hein ? » fit-il, en touchant le genou de son frère.
Jacques, sans se forcer à sourire, souleva les épaules avec indifférence ; puis, tournant le front vers la vitre il se réfugia dans un silence somnolent, dont il sembla bientôt ne plus vouloir, ne plus pouvoir sortir. Le petit déjeuner au wagon-restaurant, tandis que le train traversait la grande banlieue encore plongée dans les ténèbres ; l’arrêt, la descente sur le quai, dans le froid de la nuit qui s’achevait ; les quelques pas hors de la gare, à la remorque d’Antoine qui cherchait un taxi ; tous ces actes, à peine réels, noyés dans le brouillard nocturne, se succédèrent pour lui avec un caractère de nécessité qui le dispensait de toute adhésion.
Antoine parlait peu, juste assez pour éviter la gêne, mais à la cantonade, et de façon que Jacques n’eût jamais à répondre. Il dirigeait le mouvement avec tant de désinvolture, que ce retour finissait par sembler la chose la moins insolite du monde. Jacques se trouva sur le trottoir de la rue de l’Université, puis dans le vestibule du rez-de-chaussée, sans avoir eu nettement conscience de rien, pas même de son inertie. Et, quand Léon, accouru au bruit, ouvrit la porte de la cuisine, ce fut avec un imperturbable naturel qu’Antoine, évitant le regard du domestique, se pencha vers la table où s’empilait le courrier, et jeta, d’une voix distraite :
— « Bonjour, Léon. C’est M. Jacques qui est revenu avec moi. Il faudra… »