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Jacques s’était redressé sur les poignets, et, la gorge serrée, il balbutiait machinalement :

— « Alors, Père ?… Alors ?… Comment vas-tu, Père ? »

Lentement, les paupières de M. Thibault s’abaissèrent. Un tremblement à peine perceptible agita la lèvre intérieure, la barbiche ; puis un branle de plus en plus accentué secoua le visage, les épaules, le buste : il sanglotait. De la bouche amollie s’échappait le bruit d’une fiole vide qu’on plonge dans l’eau : Blou, blou, blou… La vieille religieuse avança la main pour essuyer le menton avec un peu d’ouate. Et Jacques, n’osant faire un mouvement, les yeux aveuglés de larmes, demeurait courbé sur cette houle, et répétait d’une voix stupide :

— « Alors, Père… Comment ça va-t-il ?… Hein ?… Comment vas-tu, Père ?… »

Antoine, qui entrait, suivi de sœur Céline, s’arrêta en apercevant son frère. Il ne comprit pas ce qui s’était passé. D’ailleurs, il ne chercha pas à comprendre. Il tenait à la main un verre gradué, à demi plein. La religieuse portait un récipient, des serviettes.

Jacques se releva. On l’écartait. On s’emparait du malade, on soulevait les couvertures.

Il recula jusqu’au fond de la chambre. Personne ne faisait attention à lui. Rester, regarder souffrir, entendre crier ? Non… Il gagna la porte ; et, dès qu’il en eut franchi le seuil, il se sentit délivré.

Le couloir était sombre. Où aller ? Dans le cabinet de travail ? Il avait déjà goûté du tête-à-tête avec M. Chasle, qui, piqué sur sa chaise, les épaules rondes, les mains aux genoux, souriait aux anges et semblait attendre le coup de grâce. Mademoiselle était plus exaspérante encore : pliée en deux, le nez à terre, épiant les bruits, elle errait de pièce en pièce comme un chien perdu, emboîtant le pas à tous ceux qui passaient à sa portée : elle parvenait à encombrer de sa personne menue tout cet appartement désert.

Une seule chambre restait close et offrait un abri : celle de Gise. Mais qu’importait ? Gise était en Angleterre !…

Sur la pointe des pieds, Jacques s’y réfugia, et poussa le verrou.

Aussitôt, ce fut un apaisement. Seul enfin, après un jour et une nuit d’incessante contrainte ! La pièce était froide. L’électricité ne s’allumait pas. À peine si le jour tardif de décembre se pouvait deviner déjà entre les lames des volets. Il n’associa pas tout de suite le souvenir de Gise à cette retraite obscure… Il heurta un siège, s’assit, et, croisant les bras d’un geste frileux, il demeura là, tassé sur lui-même, ne pensant à rien.

Lorsqu’il reprit conscience, le jour transparaissait à travers les rideaux, dont il reconnut soudain les ramages bleus. Paris… Gise… Autour de lui, pendant son sommeil, un décor oublié avait surgi. Il regarda. Chacun de ces objets, il les avait touchés de ses mains, jadis — dans une vie antérieure… Sa photo, qu’était-elle devenue ? Sur le mur, un rectangle plus clair faisait pendant au portrait d’Antoine. Gise l’avait donc enlevée ? Par dépit ? Non ! Pour l’emporter avec elle ! Pour l’emporter en Angleterre, naturellement ! Ah, tout serait-il donc à recommencer ?… Il secoua les épaules, comme un animal au filet que chaque soubresaut empêtre davantage. Gise était en Angleterre. Heureusement ! Et, tout à coup, il l’exécra. Dès qu’il pensait à elle, il se sentait aussitôt diminué.

Il désira si fort refouler ses souvenirs, qu’il se leva d’un bond pour s’évader de cette chambre. Mais il avait oublié son père, cette agonie… Ici, au moins, il ne se heurtait qu’à une ombre : c’était presque la solitude. Il revint au milieu de la pièce et s’assit près de la table. L’écriture de Gise avait laissé des traces sur le buvard : son encre violette… Troublé, il essaya, une seconde, de déchiffrer ces signes inversés. Puis il repoussa le sous-main. Il avait de nouveau les yeux pleins de larmes. Ah, oublier, dormir ! Il croisa les bras sur la table et baissa la tête. Lausanne, ses amis, sa solitude… Repartir au plus tôt ! Repartir, repartir…

Il fut tiré de son assoupissement par quelqu’un qui essayait d’ouvrir la porte.

Antoine le cherchait. Midi avait sonné depuis longtemps, et il fallait profiter d’une accalmie pour prendre un peu de nourriture.

Deux couverts étaient mis dans la salle à manger. Mademoiselle avait envoyé M. Chasle déjeuner chez lui. Quant à elle, Dieu bon ! elle avait « trop de choses à penser » pour pouvoir se mettre à table.

Jacques n’avait guère faim. Antoine dévorait, en silence. Ils évitaient de se regarder. Depuis combien de temps ne s’étaient-ils pas attablés là, l’un en face de l’autre ? Les événements se précipitaient sans même leur laisser loisir de s’émouvoir.

— « Il t’a reconnu ? » demanda Antoine.

— « Je ne sais pas. »

Après un nouveau silence, Jacques repoussa son assiette et leva la tête.

— « Explique-moi, Antoine… Qu’est-ce qu’on peut prévoir ? Que va-t-il se passer ? »

— « Eh bien… Voilà trente-six heures que le filtre rénal ne donne plus ! Tu comprends ? »

— « Oui. Alors ? »

— « Alors, si rien n’interrompt l’intoxication… C’est difficile à préciser, mais je crois que demain… Peut-être même cette nuit… »

Jacques retint un soupir de soulagement :

— « Et les souffrances ? »

— « Oh, ça ! » fit Antoine, et son front s’assombrit.

Il se tut à cause de Mademoiselle qui apportait elle-même le café. Quand elle dut s’approcher de Jacques pour lui emplir sa tasse, la cafetière se mit à trembler si fort que Jacques voulut la lui prendre des mains. La vue de ces doigts décharnés, jaunis et auxquels tant de souvenirs d’enfant restaient attachés, lui gonfla soudain le cœur. Il essaya de sourire à la petite vieille ; il ne parvint pas, même en se penchant, à rencontrer son regard. Elle avait accepté, sans une question, le retour de son « Jacquot » ; mais pendant trois ans elle avait pleuré sa mort, et, depuis qu’il était revenu, elle ne s’était pas encore résolue à lever franchement les yeux vers ce fantôme.

— « Les souffrances », reprit Antoine dès qu’ils furent de nouveau seuls, « il faut s’attendre à ce qu’elles deviennent de plus en plus aiguës. En général, l’urémie produit une anesthésie croissante, une mort assez douce. Mais, quand elle prend cette forme convulsive… »

— « Alors, pourquoi a-t-on supprimé la morphine ? » demanda Jacques.

— « Parce qu’il n’élimine plus rien. Ça le tuerait, à coup sûr. »

La porte s’ouvrit en coup de vent. Le visage effaré de la femme de chambre parut et disparut. Elle avait fait un effort pour appeler, mais aucun son n’était sorti de sa bouche.

Antoine s’élança derrière elle. Un involontaire espoir, dont il eut conscience, le soulevait.

Jacques avait quitté sa place. Le même espoir l’effleura. Il hésita une seconde, puis suivit son frère.

Non : ce n’était pas la fin. C’était seulement une nouvelle crise, mais soudaine et très forte.

Les mâchoires étaient si serrées que, de la porte, Jacques entendit crisser les dents. La face était pourpre ; les yeux, à l’envers. La respiration avait des ratés, des arrêts qui semblaient ne plus devoir finir, et pendant lesquels Jacques, la vie suspendue, se tournait vers son frère sans pouvoir lui-même reprendre souffle. La contraction des membres était telle que, déjà, le corps raidi ne touchait plus le matelas qu’aux talons et à l’occiput ; néanmoins, de minute en minute, il s’arquait davantage ; et, lorsque la tension musculaire parvint à son intensité suprême, il s’immobilisa dans une sorte d’équilibre vibrant qui, un instant, exprima vraiment le paroxysme de l’effort.