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— « Rien à faire ? » Jacques se sentit frustré.

— « Rien d’autre que ce que je vais te dire. »

Du même ton assourdi, avec la même expression de légèreté souriante, coupant ses paroles de petits rires conventionnels, pour donner le change au cas où ils eussent été observés, Trauttenbach expliqua succinctement l’affaire.

Par vocation personnelle, il s’était spécialisé dans la direction occulte d’une sorte de service révolutionnaire et international d’espionnage. Or, quelques jours plus tôt, il avait eu vent de l’arrivée à Berlin d’un officier autrichien, le colonel Stolbach, qu’on supposait chargé d’une mission secrète auprès du ministre de la Guerre ; et l’on avait toutes raisons de penser que cette visite, en ce moment, avait pour but de préciser la coopération des états-majors d’Autriche et d’Allemagne. Trauttenbach avait formé le projet audacieux de subtiliser les papiers du colonel ; et, pour ce faire, il s’était assuré l’aide experte de deux compères — « deux types du métier », dit-il, avec un sourire entendu, « et dont je réponds comme de moi-même ». Ce dernier détail ne surprit pas autrement Jacques. Il savait que Trauttenbach avait longtemps vécu dans la pègre berlinoise, et qu’il avait conservé, dans ce milieu interlope, des relations dont il avait déjà tiré profit pour la cause.

Stolbach devait avoir, au début de la soirée, une dernière rencontre avec le ministre. À l’hôtel où il logeait, il avait annoncé qu’il partirait cette nuit même pour Vienne. Il n’y avait donc pas de temps à perdre : il fallait faire main basse sur les papiers, entre le moment où Stolbach quitterait le ministère et celui où il monterait dans son train.

Naturellement, Jacques ne devait prendre aucune part à ce cambriolage. (Et il dut s’avouer qu’il en était plutôt satisfait.) Son rôle se bornait à recevoir les documents, à les faire sortir immédiatement d’Allemagne, et à les remettre le plus tôt possible à Meynestrel, avec qui Trauttenbach entretenait, depuis plusieurs années, des relations particulières. Selon l’importance de ces papiers le Pilote les communiquerait, ou non, aux dirigeants de l’Internationale, réunis le lendemain à Bruxelles. Jacques devait donc avoir pris d’avance son billet pour la Belgique, et se trouver, ce soir, à partir de dix heures et demie, en gare de la Friedrichstrasse, dans la salle d’attente des troisièmes, étendu sur la banquette, comme s’il dormait profondément. Le paquet, enveloppé dans un journal, serait discrètement déposé contre sa tête par un voyageur qui disparaîtrait aussitôt, sans lui avoir parlé. Ces dernières indications lui furent répétées deux fois.

— « Buvons encore un verre de bière », dit alors Trauttenbach, « et nous nous séparerons. »

Jacques avait écouté, en silence. Il éprouvait un vague malaise. Cet escamotage de papiers — si utile qu’il pût être — ne lui plaisait guère. En acceptant sa mission, ce n’était pas à ce genre d’entreprise qu’il pensait être mêlé. Son premier mouvement fut de se féliciter qu’on ne lui demandât qu’une collaboration insignifiante. Mais, en même temps, il se sentait déçu, et même un peu vexé, d’être réduit à ce rôle passif de receleur, de commissionnaire…

Avant de quitter Trauttenbach, il lui posa la même question qu’à Vonlauth : y avait-il eu, selon lui, complicité entre le gouvernement autrichien et le gouvernement allemand ?

— « Une entente entre Berchtold et Bethmann, je ne sais pas… Mais, ce qui est possible, c’est qu’il y ait eu connivence entre l’état-major autrichien et le nôtre. Il se pourrait même que notre chancelier eût été joué, à la fois, par le ministre d’Autriche et par notre état-major… »

— « Ah ! » dit Jacques, « si l’on tenait la preuve que, depuis le début, le parti militaire allemand est de mèche avec l’état-major autrichien !… Si l’on pouvait affirmer que c’est l’action sournoise de vos généraux, complices de ceux de Vienne, qui, depuis trois semaines, est responsable de la politique allemande, et qui pousse actuellement l’Allemagne à se dérober aux offres anglaises d’arbitrage !… » (Il avait inconsciemment besoin, pour légitimer à ses propres yeux sa participation au vol des papiers, de se bien persuader que ces documents pouvaient apporter à la cause une aide exceptionnellement efficace.)

— « Je crois, comme toi, que cela pourrait avoir d’incalculables conséquences… Le plus patriote de nos chefs socialistes n’hésiterait plus à se dresser contre le gouvernement. Et c’est pourquoi il est important de mettre le nez dans les paperasses du colonel !… Reste assis », ajouta Trauttenbach, en se levant. « Je pars le premier. Dix heures et demie, à la gare. Et, d’ici là, tiens-toi tranquille, évite les rassemblements. Il y a de la police dehors… »

La menace des manifestations prévues pour la soirée, n’avait pas empêché le ministre de la Guerre de poursuivre jusqu’au bout le long, dernier et décisif entretien qu’il avait voulu avoir avec l’émissaire officieux de l’état-major autrichien, le colonel comte Stolbach von Blumenfeld.

L’audience se termina vers neuf heures et quart, dans une atmosphère particulièrement cordiale. Son Excellence eut même l’amabilité d’accompagner son visiteur jusque sur le palier du grand escalier d’honneur. Là, en présence des huissiers en faction et de l’officier d’ordonnance, le ministre tendit la main au colonel, qui s’inclina pour la serrer. Les deux hommes étaient en civil. Leurs visages étaient fatigués et graves. Ils échangèrent un regard plein de sous-entendus. Puis, le colonel, sa lourde serviette jaune sous le bras, et précédé par l’officier d’ordonnance, s’engagea sur les larges degrés recouverts de tapis rouge. Au bas des marches, il se retourna. Son Excellence avait poussé la bonne grâce jusqu’à le suivre des yeux, pour lui faire un dernier signe amical.

Dans la cour, une auto du ministère attendait. Tandis que Stolbach allumait un cigare, et s’installait au fond de la voiture, l’officier d’ordonnance, se penchant vers le chauffeur, lui indiqua l’itinéraire à suivre pour éviter les manifestations, et ramener sans incident le colonel à l’hôtel du Kurfürstendamm, où il était descendu.

La nuit était chaude. Il avait plu : mais cette brève et violente averse, loin de rafraîchir l’atmosphère, avait laissé dans les rues une buée d’étuve. En prévision des troubles, les lumières des magasins étaient éteintes ; et bien qu’il ne fût pas dix heures, Berlin offrait déjà cet aspect solennel et sombre qu’il ne prenait d’ordinaire qu’aux dernières heures de la nuit. Le regard du colonel errait distraitement sur les vastes perspectives de la capitale. Il songeait avec satisfaction aux résultats pratiques de son voyage et au rapport qu’il présenterait le lendemain, à Vienne, au général von Hötzendorf. En s’asseyant, il avait machinalement posé sa serviette à côté de lui. Il s’en aperçut, et la reprit, pour la garder sur ses genoux. C’était une belle serviette neuve, en cuir fauve, avec un fermoir nickelé ; un modèle courant, mais cossu, et tout à fait digne de franchir le seuil d’un cabinet ministériel ; il l’avait achetée chez un maroquinier du Kurfürstendamm, pour les besoins de sa mission, en arrivant à Berlin.

Lorsque l’auto stoppa devant l’hôtel, le portier se précipita au-devant du colonel, et le conduisit, avec des salutations, jusqu’à l’entrée du hall. Stolbach s’arrêta devant le bureau, pour donner l’ordre qu’on lui apportât un lunch léger et qu’on lui préparât sa note, car il désirait prendre le rapide de nuit. Puis, à pas rapides malgré sa corpulence, il gagna l’ascenseur et se fit monter au premier.

Dans l’immense couloir, éclairé et désert, un garçon de service était assis, sur une banquette, à la porte de l’office. Stolbach ne le connaissait pas ; ce devait être un remplaçant du valet de l’étage. L’homme se leva aussitôt et, devançant le colonel, lui ouvrit la porte de son appartement ; il tourna le commutateur et baissa le store de bois. La chambre était une pièce à deux fenêtres, haute de plafond, tapissée d’un papier noir à dessins d’or ; elle communiquait avec un cabinet de toilette en céramique bleutée.