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Il portait, sur un ancien pantalon d’uniforme rouge à bandes noires, une jaquette aux basques fripées ; et ce costume amphibie symbolisait assez bien ses fonctions à moitié civiles, à moitié militaires. Il avait été nommé, dès la fin de 1914, à la tête d’une commission chargée d’améliorer les services sanitaires de l’armée, et, depuis cette date, il s’était donné pour tâche de lutter contre les vices d’une organisation qui lui était apparue scandaleusement défectueuse. Sa notoriété dans le monde médical lui assurait une exceptionnelle indépendance. Il s’était attaqué aux règlements officiels ; il avait dénoncé les abus, alerté les pouvoirs ; et les heureuses mais tardives réformes accomplies en ces trois dernières années étaient dues, pour une grande part, à ses courageuses et tenaces campagnes.

Philip tenait toujours les mains d’Antoine, et il les secouait mollement, faisant entendre de petits gloussements mouillés :

— « Allons !… Eh bien !… Depuis le temps !… Comment va ? » Puis, poussant Antoine vers son bureau : « On a tant à se dire qu’on ne sait par où commencer… » Il avait installé Antoine dans le fauteuil qu’il donnait à ses clients ; mais, au lieu d’aller s’asseoir derrière sa table, il allongea le bras, saisit une chaise volante, s’assit à califourchon tout près d’Antoine, et le dévisagea.

— « Voyons, mon cher. Parlons de vous. Cette histoire de gaz, où ça en est-il ? »

Antoine se troubla. Il avait cent fois vu sur les traits de Philip cette attention, cette gravité, professionnelles ; mais c’était la première fois qu’il en était l’objet.

— « Vous me trouvez amoché, Patron ? »

— « Un peu maigri… Pas très surprenant ! »

Philip enleva son binocle, l’essuya, le remit avec soin, se pencha et sourit :

— « Alors, racontez ! »

— « Eh bien, Patron, je suis ce qu’on nomme avec respect un grand gazé. Ça n’est pas drôle. »

Philip eut un petit mouvement d’impatience.

— « Ta, ta, ta… Commençons par le commencement. Votre première blessure ? Qu’est-ce qu’il en reste ? »

— « Il en serait resté fort peu de chose, si la guerre s’était terminée pour moi l’été dernier, avant ma rencontre avec l’ypérite… J’en ai absorbé assez peu, d’ailleurs, et je ne devrais pas être dans l’état où je suis. Mais il est évident que les lésions produites par le gaz ont été aggravées, à droite, par l’état du poumon, celui qui avait été perforé et qui n’avait pas retrouvé son élasticité normale. »

Philip fit la grimace.

— « Oui », reprit Antoine, pensif, « je suis sérieusement atteint, il ne faut pas se faire d’illusions… Bien entendu, je m’en tirerai. Mais ce sera long. Et… » Une quinte l’interrompit quelques secondes. « Et je suis très probablement handicapé pour le reste du parcours ! »

— « Vous dînez toujours avec moi ? » demanda brusquement Philip.

— « Volontiers, Patron. Mais, je vous l’ai écrit, je suis au régime… »

— « Denis est prévenu : il s’est approvisionné de lait… Donc, si vous dînez, nous avons tout le temps. Reprenons depuis le début. Comment est-ce arrivé ? Je vous croyais à l’abri ? »

Antoine haussa rageusement les épaules :

— « Stupidement ! C’était en novembre dernier. J’étais, à cette époque-là, bien tranquille à Épernay, où l’on m’avait chargé — prédestination sans doute — d’organiser un service de gazés. J’avais été frappé, à la suite des récentes opérations dans le secteur du Chemin des Dames, — nous venions de prendre la Malmaison, Pargny, — de constater, parmi les gazés qu’on m’envoyait, la présence d’un grand nombre d’infirmiers et de brancardiers. Ça n’était pas naturel. Je me suis demandé si, dans les postes de secours, les précautions contre les gaz étaient suffisantes, et si elles étaient bien prises par le personnel. J’ai voulu faire du zèle. Je connaissais un peu le médecin directeur du corps. J’ai obtenu l’autorisation d’aller faire une enquête sur place. Et c’est au retour de cette randonnée, que je me suis fait choper, comme un imbécile… Les Boches ont déclenché une attaque de gaz au moment où je revenais des lignes : première déveine. Seconde déveine : un temps humide et tiède, malgré la saison. Vous savez que l’humidité rend l’ypérite plus nocive, à cause des réactions acides. »

— « Continuez », dit Philip. Il avait posé ses coudes sur ses genoux, son menton sur ses poings, et il regardait fixement Antoine.

— « Je me dépêchais pour retrouver l’auto que j’avais laissée au P. C. de la division. J’ai voulu éviter des boyaux encombrés par des troupes de relève. J’ai cru prendre un raccourci. Il faisait nuit noire. J’ai barboté vingt minutes dans une tranchée à moitié inondée ! Je vous passe les détails… »

— « Vous n’aviez pas de masque ? »

— « Si, bien sûr ! Mais un masque prêté… J’ai dû sans doute l’assujettir mal. Ou trop tard. Je n’avais qu’une idée ; retrouver l’auto… Quand, enfin, je suis arrivé au P. C., j’ai sauté en voiture, et nous avons filé. J’aurais mieux fait de m’arrêter à l’ambulance divisionnaire et de me gargariser tout de suite au bicarbonate… »

— « Oui, sans aucun doute ! »

— « Mais je ne soupçonnais pas que j’étais pincé. C’est seulement une heure plus tard que j’ai senti des picotements au cou, et sous les bras… Nous sommes rentrés à Épernay au milieu de la nuit. Je me suis fait aussitôt un pansement au collargol, et je me suis couché. Je pensais toujours que ce n’était pas grand-chose. Mais l’arbre bronchique avait été plus profondément atteint que je ne le soupçonnais… Vous voyez combien c’est ridicule : j’allais là-bas pour vérifier si l’on observait bien toutes les précautions réglementaires — et je n’ai même pas été fichu de les prendre moi-même !… »

— « Alors ? » interrompit Philip. Et, cédant à la tentation de montrer qu’il n’ignorait pas tout de la question : « Le lendemain, accidents oculaires, accidents digestifs, et cætera… »

— « Ni l’un ni l’autre. Le lendemain, presque rien. De légers érythèmes aux aisselles. Quelques accidents cutanés, qui paraissaient bénins. Pas de phlyctènes. Mais, aux bronches, des lésions traîtreuses, profondes, qu’on n’a découvertes que plusieurs jours après… Vous devinez le reste : Laryngo-trachéites successives… Bronchites aiguës, avec fausses membranes… Les séquelles classiques, quoi ! Ça dure depuis six mois… »

— « Les cordes vocales ? »

— « En piteux état ! Vous entendez ma voix. Et encore, ce soir, grâce aux soins que j’ai pris toute la journée, je peux parler. Bien souvent, c’est l’aphonie complète. ».

— « Lésions inflammatoires des cordes ? »

— « Non. ».

— « Lésions nerveuses ? »

— « Non plus. C’est la superposition des bandes ventriculaires tuméfiées qui produit l’aphonie. »

— « Évidemment, ça doit empêcher toute vibration. On vous a fait prendre de la strychnine ? »

— « Jusqu’à six et sept milligrammes par jour. Sans aucune amélioration, d’ailleurs ! Mais avec de belles insomnies ! »

— « Vous êtes dans le Midi depuis quand ? »

— « Depuis le début de l’année. J’ai d’abord été envoyé d’Épernay à l’hôpital de Montmorillon, puis à cette clinique du Mousquier, près de Grasse. C’était à la fin de décembre. Les lésions pulmonaires paraissaient alors en voie de cicatrisation. Mais, au Mousquier, on a constaté de la sclérose pulmonaire. La dyspnée a pris assez vite un caractère pénible. Sans raisons apparentes, la température s’élevait brusquement à 39°5 et à 40°, puis retombait, aussi brusquement, à 37°5… En février, j’ai fait une pleurite sèche avec expectorations sanguinolentes. »