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— « Vous n’avez plus de ces grandes oscillations de température ? »

— « Si. »

— « Que vous attribuez à quoi ? »

— « À l’infection. »

— « À l’infection latente ? »

— « Ou à une certaine infection chronique, qui sait ? ».

Leurs regards se croisèrent. Une lueur interrogative passa dans celui d’Antoine. Philip étendit la main :

— « Non, non, Thibault ! Si c’est à ça que vous pensez, vous vous inquiétez à tort. L’évolution vers la tuberculose pulmonaire n’a jamais été constatée, à ma connaissance, dans des cas de ce genre. Vous devez savoir ça mieux que moi. Un ypérité ne fait un tuberculeux que s’il a présenté des symptômes antérieurement à l’absorption des gaz… Or », ajouta-t-il, en se redressant, « vous avez la chance de n’avoir aucun antécédent pathologique du côté respiratoire ! »

Il souriait d’un air confiant. Antoine l’examinait en silence. Tout à coup il enveloppa son vieux maître d’un regard affectueux, et sourit à son tour :

— « Oui, je sais », fit-il, « c’est une chance ! »

— « De même », reprit Philip, comme s’il pensait tout haut, « l’œdème pulmonaire, qui est fréquent, je crois, chez ceux qui ont été atteints par des gaz suffocants, est extrêmement rare chez les ypérités. C’est encore une chance… Et puis, les séquelles pulmonaires dues à l’ypérite sont plus rares, et, je crois, moins graves en général que celles qui résultent des autres gaz toxiques. N’est-ce pas ? J’ai lu, dernièrement, un bon article, là-dessus. »

— « Celui d’Achard ? » fit Antoine. Il hocha la tête : « On croit généralement que l’ypérite, contrairement aux suffocants, s’attaque aux petites bronches plutôt qu’aux alvéoles, et qu’elle altère moins profondément les échanges gazeux. Mais mon expérience personnelle et les constatations que j’ai pu faire sur d’autres m’ont rendu sceptique. Le vrai, hélas, c’est que les poumons ypérités présentent toutes sortes d’affections secondaires, très rebelles pour la plupart, et qui tendent à devenir chroniques. Et j’ai même observé, chez des ypérités, plusieurs cas où la sclérose intra-alvéolaire, et, en même temps pariétale, a fini par bloquer le poumon… »

Il y eut un silence.

— « Du côté cœur ? » interrogea Philip.

— « Jusqu’à présent, ça tient à peu près. Mais pour combien de temps ? Ce serait folie de demander à un cœur de ne pas flancher, quand il est, depuis des mois, le centre de résistance d’un organisme surmené et intoxiqué. Je me demande même si l’intoxication ne commence pas déjà à gagner la fibre musculaire et les noyaux nerveux. Ces dernières semaines, j’ai constaté quelques troubles cardio-vasculaires… »

— « Constaté ? Comment ? »

— « Je n’ai pas encore pu faire faire de radioscopie ; et, à l’auscultation, ceux qui me soignent affirment qu’ils ne trouvent rien. Mais, est-ce vrai ?… Il y a d’autres modes d’investigation : l’étude du pouls et de la tension. Eh bien, sans que ma température dépasse 38°5 ou 39°, j’ai observé, pas plus tard que la semaine dernière, des accélérations insolites, variant entre 120 et 135. Je ne serais pas surpris qu’il y ait un rapport entre cette tachycardie et un début d’œdème pulmonaire… Pas vous ? »

Philip éluda la question :

— « Pourquoi n’allégez-vous pas le travail du cœur par des ventouses scarifiées fréquentes ? Au besoin même par de petites saignées ?… »

Antoine semblait n’avoir pas entendu. Il regardait attentivement son vieux maître. Celui-ci sourit, tira de son gilet la grosse montre d’or à deux boîtiers, qu’Antoine lui avait toujours connue, et, se penchant (comme s’il cédait à une vieille manie, plutôt qu’à une curiosité réelle), il prit entre ses doigts le poignet d’Antoine.

Une longue minute s’écoula. Philip demeurait immobile, l’œil fixé sur l’aiguille. Subitement, Antoine eut un choc : la vue de ce visage concentré, énigmatique, venait de faire surgir du fond de sa mémoire un souvenir très précis et depuis longtemps oublié. Un matin, à l’hôpital, tout au début de ses relations avec Philip, comme ils sortaient ensemble de la salle de consultation où Philip venait d’avoir à faire un diagnostic particulièrement embarrassant, celui-ci, dans un accès d’humour et de confiance, avait saisi Antoine par le bras : « Voyez-vous mon cher, un médecin doit, avant tout, dans un cas critique, pouvoir s’isoler, réfléchir. Eh bien, pour ça, il y a un moyen infaillible : le chronomètre ! Un médecin doit avoir, dans son gousset, un grand et beau chronomètre, imposant, large comme une soucoupe ! Et, avec ça, il est sauvé. Il peut être assailli par toute une famille anxieuse, il peut se trouver dans la rue, devant un accidenté, au milieu d’une foule qui le presse de questions ; s’il veut réfléchir, s’il veut qu’on lui fiche la paix, il n’a qu’à faire le geste magique : il tire ostensiblement son oignon, et il prend le pouls ! Aussitôt, silence complet, solitude ! Tant qu’il restera là, le nez sur son cadran, il pourra peser calmement le pour et le contre, établir son diagnostic avec autant de recueillement que s’il était, dans son cabinet, la tête dans ses mains… Croyez-en mon expérience, mon cher : courez acheter un beau chronomètre ! »

Philip ne s’était pas aperçu du trouble d’Antoine. Il lâcha le poignet, et se redressa sans hâte :

— « Pouls rapide, évidemment. Un peu vibrant. Mais régulier. »

— « Oui. Et certains jours, au contraire — surtout le soir — il est petit, mou, difficile à saisir. Expliquez ça ! Et puis, en période de troubles pulmonaires accentués, l’accélération reparaît… Intermittente, en général. »

— « Vous avez essayé la compression oculaire ? »

— « Elle n’amène, pour ainsi dire, aucun ralentissement notable. »

Il y eut une nouvelle pause.

— « Je suis déjà un débile pulmonaire », déclara Antoine, avec un sourire contraint. « Le jour où je serai aussi un débile cardiaque !… »

Philip l’arrêta d’un geste :

— « Pfuit ! Hypertension et tachycardie ne sont, bien souvent, que de simples phénomènes de défense, Thibault. Je ne vous apprends rien. Dans les embolies cérébrales minimes, par exemple, vous savez comme moi que c’est par l’hypertension et la tachycardie que le cœur lutte victorieusement contre l’obstruction des alvéoles pulmonaires. Roger l’a démontré. Et bien d’autres, depuis. »

Antoine ne répondit rien. Une nouvelle quinte le ployait en deux.

— « Quels traitements ? » demanda Philip, sans paraître attacher lui-même grande importance à sa question.

Dès qu’il put parler, Antoine souleva les épaules, avec lassitude :

— « Tous ! Nous avons tout essayé… Pas d’opiacés, naturellement… Soufre… Et puis arsenic… Et encore soufre — et arsenic… »

Sa voix était rauque, faible, entrecoupée. Il se tut. Cette longue conversation l’avait éreinté. Il rejeta la tête en arrière, et resta quelques secondes le buste droit, la nuque appuyée, les yeux clos. Lorsqu’il rouvrit les paupières, il surprit le regard de Philip, posé sur lui et empreint d’une grande douceur. Cette expression de bonté le bouleversa plus que n’eût fait une attitude inquiète. Il balbutia :

— « Vous ne vous attendiez pas à me trouver si… »

— « Au contraire ! » interrompit Philip en riant. « Je ne m’attendais pas, d’après votre dernière lettre, à vous trouver en si bonne voie ! » Et, coupant court, il ajouta : « Maintenant, j’aimerais écouter un peu ce qui se passe à l’intérieur… »