Antoine fit un effort pour se lever. Il retira sa tunique.
— « Faisons les choses selon les règles », dit Philip, gaiement. « Allongez-vous là-dessus. »
Il désignait la chaise longue recouverte d’une toile blanche, où il faisait étendre ses clients. Antoine obéit. Philip s’agenouilla devant lui, et procéda, en silence, à une minutieuse auscultation. Puis, brusquement, il se mit debout :
— « Peuh… », fit-il, évitant, sans trop en avoir l’air, le regard anxieux d’Antoine. « Évidemment… Quelques râles sibilants disséminés… Un peu d’infiltration, peut-être… Un peu de congestion, aussi, dans toute la hauteur du poumon droit… » Il se décida enfin à tourner la tête vers Antoine. « Je ne vous apprends rien, n’est-ce pas ? »
— « Non », fit Antoine. Et il se releva lentement.
— « Parbleu », reprit Philip, en allant de son pas désarticulé jusqu’à son bureau, devant lequel il s’assit. Machinalement il tira son stylo de sa poche, comme s’il avait une ordonnance à faire. « Emphysème, ce n’est pas douteux. Et, pour être tout à fait franc, je crois possible que vous conserviez longtemps une certaine sensibilité des muqueuses… » Il jouait avec son stylo, et, les sourcils levés, il examinait distraitement les objets placés sur la table. « Mais, voilà tout ! » fit-il, en fermant, d’un geste sec, l’annuaire des téléphones qui était resté ouvert.
Antoine s’approcha et posa les paumes sur le bord du bureau. Philip reboucha son stylo, le mit dans sa poche, leva la tête, et conclut, en appuyant sur les mots :
— « C’est embêtant, mon petit. Mais, sans plus ! »
Antoine se redressa en silence, et s’éloigna vers la cheminée pour rajuster son col devant la glace.
Deux coups discrets retentirent à la porte.
— « Notre dîner est servi », déclara Philip, d’un ton enjoué.
Il restait assis. Antoine revint à lui, et remit, de nouveau, les mains sur la table.
— « Je fais vraiment tout ce qu’on peut faire, Patron », murmura-t-il, d’une voix lasse. « Tout ! J’essaie avec persévérance tous les traitements connus. Je m’observe cliniquement comme s’il s’agissait d’un de mes malades ; depuis le premier jour, je prends des notes quotidiennes ! Je multiplie les analyses, les radios ; je vis penché sur moi-même pour ne pas faire une imprudence, pour ne pas laisser échapper une occasion de soin… » Il soupira : « Tout de même, il y a des jours où il est difficile de résister au découragement ! »
— « Non ! Puisque vous constatez des progrès ! »
— « Mais c’est que je ne suis pas sûr du tout de constater des progrès ! » fit Antoine. Il avait répondu d’intuition, sans réfléchir. Il avait presque crié cela, involontairement. Et aussitôt il se sentit envahi par un trouble inattendu, comme si ce qu’il venait de dire trahissait soudain une pensée secrète que jamais encore il n’avait laissé monter à la surface. Une légère sueur perla au-dessus de sa lèvre supérieure.
Philip vit-il ce trouble ? En comprit-il le pathétique ? Était-ce parce qu’il restait toujours très maître de lui, que son visage était demeuré aussi paisible, aussi confiant ? Non, il était bien difficile de croire à tant de supercherie, en le voyant hausser gaiement les épaules, en l’entendant lancer de sa voix de fausset, verveuse et ironique :
— « Voulez-vous lire jusque dans le fond de ma pensée, mon cher ? Eh bien, je me dis qu’il est très heureux que les progrès soient aussi lents !… » Il savoura quelques secondes l’étonnement d’Antoine : « Écoutez. Sur les six anciens internes que je considérais un peu comme mes enfants, trois ont été tués, deux sont infirmes pour la vie. J’avoue égoïstement que je ne suis pas fâché de savoir le sixième à l’abri ; condamné pour des mois encore, à vivre au bon soleil du Midi, à quinze cents kilomètres du front ! Pensez ce que vous voudrez, je ne tiens pas du tout à vous voir guéri avant la fin du cauchemar ! Si vous n’aviez pas été gazé en novembre dernier, qui sait seulement si nous aurions encore la possibilité de dîner ensemble, comme ce soir !… » Il se leva allègrement : « Et là-dessus, à table ! »
« Il a raison », se dit Antoine, gagné par la bonne humeur persuasive de son vieil ami. « Le fond est solide, malgré tout… »
Une assiettée de potage fumait sur la table de la salle à manger. (Depuis des années, Philip dînait d’une soupe et d’une compote de fruits.)
Il fit asseoir Antoine devant la tasse et la carafe de lait qui lui étaient destinées.
— « Denis n’a pas fait chauffer votre lait, mais il est encore temps… »
— « Non, je le prends toujours froid. C’est parfait. »
— « Sans sucre ? »
Une quinte empêcha Antoine de répondre. Il fit un geste négatif, de la main. Philip évitait de le regarder, bien décidé à ne pas remarquer cette toux, à ne plus parler de santé, à donner au plus vite un autre cours à l’entretien. Il tournait songeusement sa cuiller dans son potage, en attendant la fin de la quinte. Puis, pour rompre un silence qui devenait gênant, il commença, sur un ton très naturel :
— « J’ai encore passé une journée à batailler à notre commission de l’hygiène… L’incohérence des prescriptions officielles, pour les injections de vaccin antityphique est incroyable ! »
Antoine sourit et but une gorgée de lait pour s’éclaircir la voix :
— « Vous avez pourtant fait du bon travail, Patron, depuis trois ans ! »
— « Non sans peine, je vous assure ! » Il chercha un autre sujet, n’en trouva pas, et reprit : « Non sans peine ! Lorsque j’ai eu, en 1915, à m’occuper de l’organisation des services sanitaires, vous n’imaginez pas ce que j’ai trouvé ! »
« J’étais bien placé pour le savoir ! » se dit Antoine. Mais il voulait éviter les occasions de parler ; il se contenta d’écouter avec un sourire entendu.
— « C’était l’époque », continua Philip, « où les blessés étaient encore évacués dans des trains ordinaires, ceux qui avaient amené des troupes, ou du ravitaillement… Quand ce n’était pas des wagons à bestiaux !… J’ai vu des malheureux qui avaient attendu vingt-quatre heures dans des compartiments non chauffés, parce qu’ils n’étaient pas assez nombreux pour former un convoi réglementaire… Ils étaient nourris, le plus souvent, par la population… Et pansés, tant bien que mal, par de bonnes dames charitables, ou par les vieux pharmaciens du cru ! Et quand, enfin, le train se mettait en marche, ils en avaient souvent pour deux ou trois jours de trimbalage, avant qu’on les sorte de leur paille… Aussi, dans presque chaque convoi, qu’est-ce que nous avions comme pourcentage de tétaniques ! Et on les empilait dans des hôpitaux bondés, où l’on manquait de tout ! d’antiseptiques, de compresses, et, bien entendu, de gants de caoutchouc ! »
— « J’ai vu, à quatre ou cinq kilomètres des lignes », dit Antoine, avec effort, « des ambulances chirurgicales… où l’on faisait bouillir les pinces… dans de vieilles casseroles… sur un feu de bois… »
— « Ça encore, ça pouvait s’expliquer, à la rigueur… On était débordé… » Philip fit entendre son petit ricanement : « L’offre dépassait la demande… La guerre exagérait sa casse ! Elle ne se conformait pas aux prévisions des règlements !… Mais ce qui était sans excuse, mon cher », continua-t-il, en reprenant son sérieux, « c’est la façon dont la mobilisation médicale avait été conçue, et faite ! L’armée avait eu sous la main, dès le premier jour, un personnel de réservistes incomparable. Eh bien, quand j’ai été chargé de mes premières inspections, j’ai trouvé des praticiens notoires, comme Deutsch, comme Hallouin infirmiers de seconde classe dans des ambulances qui étaient dirigées par des médecins militaires de vingt-huit ou trente ans ! À la tête de grands services chirurgicaux, des chefs ignares, qui avaient l’air de n’avoir jamais opéré que des panaris, et qui décidaient et pratiquaient les interventions les plus graves, amputaient à tort et à travers, simplement parce qu’ils avaient quatre ficelles sur leur manche, sans vouloir écouter les avis des civils mobilisés — fussent-ils chirurgiens des hôpitaux — qu’ils avaient sous leurs ordres !… Nous avons mis des mois, mes collègues et moi, à obtenir les réformes les plus élémentaires. Il a fallu remuer ciel et terre pour qu’on révise les règlements, pour que les répartitions des blessés soient confiées à des médecins de carrière… Pour qu’on renonce, par exemple, au principe absurde de remplir d’abord les hôpitaux les plus éloignés, sans tenir compte de la gravité des blessures et de leur urgence… On expédiait couramment à Bordeaux ou à Perpignan des blessés du crâne, qui n’arrivaient jamais à destination parce que la gangrène ou le tétanos les avaient achevés en cours de route ! Des malheureux qu’on aurait sauvés, neuf fois sur dix, en les trépanant dans les douze heures ! »