Выбрать главу

— « Monsieur le Colonel n’a besoin de rien ? »

— « Non. Ma valise est faite. Je voudrais seulement prendre un bain. »

— « Monsieur le Colonel part ce soir ? »

— « Oui. »

Le valet de chambre avait glissé un regard indifférent vers la serviette que le colonel, en entrant, avait posée près de la porte, sur une chaise. Puis, tandis que Stolbach jetait son chapeau sur le lit et passait son mouchoir sur sa nuque glabre où perlait la sueur, le garçon entra dans le cabinet de toilette et fit couler l’eau. Lorsqu’il revint dans la chambre, l’envoyé extraordinaire du chef d’état-major autrichien était en caleçon de soie mauve et en chaussettes. Le valet ramassa les souliers poussiéreux qui gisaient sur le tapis.

— « Je les rapporterai dans un instant », dit-il, en quittant la chambre.

La salle de bains et l’office n’étaient séparés que par une mince cloison. Le valet de chambre, l’oreille au mur, guettait les bruits, tout en promenant un chiffon de laine sur les chaussures. Il sourit en entendant le corps pesant du colonel plonger tumultueusement dans l’eau. Alors, il sortit de son placard une belle serviette neuve, en cuir fauve, à fermoir nickelé, bourrée de vieux papiers ; il l’enveloppa dans un journal, la mit sous son bras, et, prenant les souliers à la main, vint frapper à la chambre.

— « Entrez ! » cria Stolbach.

« Coup manqué », se dit aussitôt le domestique. En effet, le colonel avait laissé grande ouverte la porte de la salle de bains, et l’on apercevait, de la chambre, l’extrémité de la baignoire, d’où émergeait un crâne rose.

Sans insister, le garçon posa les souliers à terre et sortit avec son paquet.

Le colonel, enfoncé jusqu’au menton dans l’eau tiède, barbotait avec volupté, lorsque, tout à coup, la lumière s’éteignit. Chambre et cabinet de toilette se trouvèrent simultanément plongés dans les ténèbres. Stolbach patienta quelques minutes. Voyant qu’on tardait à rétablir le courant, il tâtonna le long du mur, trouva la sonnette et appuya rageusement sur le bouton.

La voix du valet s’éleva dans l’obscurité de la chambre :

— « Monsieur le Colonel a sonné ? »

— « Qu’est-ce qui se passe ? Panne d’électricité dans l’hôtel ? »

— « Non. L’office est éclairé… C’est sans doute le plomb de la chambre qui a sauté. Je vais réparer… Affaire d’un instant. »

Une longue minute s’écoula.

— « Eh bien ? »

— « Que Monsieur le Colonel m’excuse… Je cherche le coupe-circuit. Je croyais qu’il était là, près de la porte… »

Le colonel dressait la tête hors de l’eau, et écarquillait les yeux vers la chambre noire, où il entendait le domestique fureter.

— « Je ne trouve rien », reprit la voix. « Que Monsieur le Colonel m’excuse… Je vais regarder à l’extérieur. Le coupe-circuit est sans doute dans le couloir… »

Le garçon sortit prestement de la chambre, courut à son office, déposa la serviette du colonel en lieu sûr, et se hâta de rendre le courant.

Trois quarts d’heure plus tard, quand le colonel comte Stolbach von Blumenfeld se fut soigneusement épongé, parfumé, habillé, qu’il eut bu son thé, mangé son jambon et ses fruits, allumé un cigare, il consulta sa montre, et, bien qu’il fût en avance — il n’aimait pas avoir à se presser — il téléphona au bureau pour qu’on vînt chercher sa valise.

— « Non, ça, je m’en charge moi-même », dit-il au bagagiste qui s’emparait déjà de la serviette jaune, posée près de la porte sur la chaise.

Il la lui prit des mains, vérifia d’un coup d’œil si le fermoir était clos, la mit gravement sous son bras, et sortit de la chambre, après s’être assuré qu’il n’oubliait rien : il avait toujours eu beaucoup d’ordre.

Avant de quitter l’étage, il chercha le garçon pour lui donner un pourboire. Le couloir était désert. Il poussa la porte de l’office. La pièce était vide, l’homme introuvable.

— « Tant pis pour cet imbécile », grommela le colonel. Et il s’en fut prendre le rapide de Vienne.

Presque à la même heure, l’étudiant genevois Eberlé (Jean-Sébastien) montait, à la gare de la Friedrichstrasse, dans le train de Bruxelles. Il ne portait avec lui aucun bagage : rien qu’un paquet, qui ressemblait à un gros livre enveloppé. Trauttenbach avait pris le temps de faire sauter le fermoir, de ficeler les documents dans un journal, et de faire disparaître la belle serviette de cuir fauve, inutilement compromettante.

« Si j’étais pincé en territoire allemand avec ce dossier-là sous le bras… », se disait Jacques. Mais il trouvait si dérisoire que sa « mission » fût réduite à ce seul risque, qu’il s’en amusait plutôt et se refusait à en voir le danger. « Bien la peine d’avoir inquiété Jenny ! » songea-t-il, rageur.

En cours de route, pourtant, il alla ouvrir le paquet au lavabo, et répartit comme il put les papiers dans ses poches et ses doublures, afin d’éviter les questions des douaniers. Par surcroît de précaution, à l’une des dernières stations allemandes, il descendit acheter des cigares, pour avoir quelque chose à déclarer à la frontière.

Malgré tout, la visite de la douane lui fit passer quelques minutes désagréables. Et ce fut seulement lorsqu’il eut la certitude que le train roulait enfin sur des rails belges, qu’il s’aperçut qu’il était trempé de sueur. Il s’enfonça dans son coin, croisa les bras sur sa veste soigneusement boutonnée, et s’abandonna délicieusement au sommeil.

L

Du haut en bas de ses six étages, la Maison du Peuple de Bruxelles bourdonnait comme un nid de frelons. Depuis le matin, le Bureau socialiste international siégeait en séance exceptionnelle. Ce pressant effort pour faire échec à la politique impérialiste des gouvernements avait rassemblé dans la capitale belge, non seulement tous les chefs des partis socialistes européens, mais un grand nombre de militants, venus de partout, et résolus à donner au meeting de protestation qui devait avoir lieu ce mercredi soir, au Cirque, un retentissement international.

Grâce à l’argent que Meynestrel avait pu mettre à la disposition du groupe — (personne n’avait jamais su comment le Pilote et Richardley alimentaient les fonds secrets du Local) — une dizaine d’entre eux étaient venus à Bruxelles. Ils avaient élu pour siège de leurs rassemblements une brasserie de la rue des Halles, la Taverne du Lion, proche du boulevard Anspach.

C’est là que Jacques avait retrouvé ses amis, et qu’il avait confié à Meynestrel le paquet des documents Stolbach. (Le Pilote était aussitôt parti s’enfermer dans sa chambre d’hôtel, pour un premier examen du butin. Jacques devait l’y rejoindre un peu plus tard.)

L’apparition de Jacques avait été saluée par des exclamations joyeuses. Quilleuf, qui l’avait aperçu le premier, avait aussitôt donné de la voix :

— « Thibault ! Quel bon revoir !… Comment va, hé ? Chodement ! »

Tous les habitués du Local étaient là : Meynestrel et Alfreda, Richardley, Paterson, Mithœrg, Vanheede, Périnet, le droguiste Saffrio, et Sergueï Pavlovitch Zelawsky, et le bedonnant petit père Boissonis, et Skada, le « méditatif asiate » ; même la jeune Émilie Cartier, toute rose et blonde sous son voile d’infirmière que Quilleuf, depuis le départ, voulait l’obliger à retirer « à cause de la canicule ».