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Brusquement, son indignation tomba, et il sourit :

— « Savez-vous qui m’a aidé, au début de ma campagne ? Vous allez être étonné ! Une de vos clientes, mon cher ! Vous savez : la mère de cette fillette que nous avions plâtrée ensemble, et envoyée à Berck… »

— « Mme de Battaincourt ? » bredouilla Antoine, gêné.

— « Oui ! Vous m’aviez écrit à son sujet, vous souvenez-vous, en 14 ? »

Dans les premiers mois de la guerre, en effet, lorsque Antoine avait appris par une carte de Simon que Miss Mary, laissant la petite malade seule à Berck, était rentrée en Angleterre, il avait demandé à Philip de s’occuper d’Huguette. Celui-ci avait fait le voyage, et décidé que la jeune fille pouvait, sans inconvénient, reprendre une vie quasi normale.

— « J’ai rencontré plusieurs fois Mme de Battaincourt, à cette époque. Elle connaissait tout Paris, cette femme-là ! Elle m’a obtenu, en vingt-quatre heures, une audience que je sollicitais depuis six semaines ; grâce à elle, j’ai pu voir le ministre lui-même, tout à loisir, déballer mes dossiers — et tout ce que j’avais sur le cœur… Une visite qui a duré près de deux heures, mon cher. Mais qui a été décisive ! »

Antoine se taisait. Il considérait sa tasse vide avec une attention que, vraiment, rien ne justifiait. Il s’en aperçut, et, par contenance, il y versa un peu de lait.

— « C’est devenu une belle fille, votre jeune protégée », dit Philip, surpris qu’Antoine ne lui demandât pas des nouvelles d’Huguette. « Je ne la perds pas de vue… Elle vient me voir tous les trois ou quatre mois… »

« A-t-il su ma liaison avec Anne ? » se demandait Antoine. Il se força à parler :

— « Elle vit en Touraine ? »

— « Non, à Versailles, avec son beau-père. Battaincourt s’est installé à Versailles pour rester près de Paris. C’est Châtenaud qui le soigne… Quel déveinard, ce pauvre Battaincourt ! »

« Non », se dit Antoine. « S’il savait, il aurait évité le mot déveinard. »

— « Vous avez appris comment il avait été blessé ? »

— « Vaguement… En permission, n’est-ce pas ? »

— « Il avait fait deux ans de front, sans une égratignure ! Et puis, une nuit, à Saint-Just-en-Chaussée, — il venait en permission — son train s’est arrêté à la gare régulatrice. Et juste pendant cet arrêt, des avions boches ont bombardé la gare ! On l’a ramassé, la figure en bouillie, un œil perdu et l’autre très menacé… Châtenaud le suit de près. Il est presque aveugle, vous savez… »

Antoine se souvint du regard clair, honnête, de Simon, au cours de la visite que celui-ci avait faite, rue de l’Université, un peu avant la mobilisation, — cette visite qui avait décidé Antoine à rompre.

— « Est-ce que… », commença-t-il. Sa voix était si peu distincte que Philip dut se pencher. « Est-ce que Mme de Battaincourt vit avec eux ? »

— « Mais elle est en Amérique ! »

— « Ah ? »

Pourquoi cette nouvelle lui causait-elle une sorte de soulagement ?

Philip souriait silencieusement, tandis que Denis déposait sur la table une jatte de cerises cuites.

— « Hum !… La mère… », reprit Philip, en se servant pour laisser au domestique le temps de s’éloigner. « Drôle de créature, à ce qu’il semble ? » Il s’arrêta, la cuiller levée : « Pas votre avis ? »

« Sait-il ? » se demanda de nouveau Antoine. Il parvint à sourire évasivement. (En présence de Philip, il perdait toujours de son assurance, et redevenait automatiquement le jeune interne que le maître avait longtemps intimidé.)

— « Oui, en Amérique !… La petite m’avait dit, la dernière fois que je l’ai vue : “Maman va sans doute se fixer à New York, où elle a beaucoup d’amis.” Renseignements pris, il paraîtrait qu’elle s’est fait envoyer là-bas, en mission, par je ne sais quel comité de propagande française… Et que cette mission a très exactement coïncidé avec le rappel aux États-Unis d’un certain capitaine américain, qui a occupé quelque temps un poste à l’ambassade de Paris… »

« Non », pensa Antoine, « décidément, il ne sait rien. »

Philip cracha quelques noyaux, s’essuya la barbe, et poursuivit :

— « C’est du moins ce que dit Lebel, qui dirige toujours l’hôpital que Mme de Battaincourt avait fondé, dans sa propriété, près de Tours, — hôpital qu’elle continue d’ailleurs à subventionner royalement, paraît-il… Mais les racontars de Lebel sont suspects : on affirme que lui aussi, malgré ses tempes grises, avait été un… collaborateur intime… C’est ce qui expliquerait qu’il ait tout quitté pour aller s’enterrer en Touraine, dans le premier hiver de la guerre… Vous ne finissez pas votre carafe ? »

— « Deux tasses, c’est tout ce que je peux faire », murmura Antoine, en souriant. « J’ai le lait en horreur ! ».

Philip n’insista pas, plia gauchement sa serviette, et se leva :

— « Retournons là-bas !… » Il prit familièrement le bras d’Antoine, et, tout en le ramenant vers son cabinet : « Vous avez vu les conditions de paix imposées à la Roumanie par les Centraux ?… Instructif, n’est-ce pas ? Les voilà approvisionnés de pétrole. Ah, ils tiennent encore le bon bout. Quelle raison auraient-ils de faire la paix ? »

— « L’entrée en jeu des troupes américaines ! »

— « Bah… S’ils n’arrivent pas, cet été, à une victoire décisive — et c’est peu probable, bien qu’on leur prête l’intention de tenter une nouvelle offensive sur Paris — eh bien, l’an prochain, ils opposeront, au matériel et aux soldats américains, le matériel et les soldats russes… Autre réservoir, pratiquement inépuisable… Que voulez-vous qu’il advienne de deux masses en lutte, à peu près égales, qui ne veulent d’aucun compromis, et dont aucune ne peut soumettre l’autre par la suprématie de sa force ? Elles sont fatalement condamnées à s’affronter jusqu’à leur double épuisement… »

— « Vous n’espérez donc rien du bon sens d’un Wilson ? »

— « Wilson habite Sirius… Et puis, pour l’instant, je constate que, ni en France ni en Angleterre, on ne souhaite la paix. Je parle des dirigeants. À Paris comme à Londres, on veut mordicus une victoire ; toute velléité de paix est qualifiée de trahison. Des gens comme Briand sont suspects. Wilson le sera bientôt, s’il ne l’est déjà ! »