Il ne se décidait pas à descendre sur la chaussée. Il demeura figé sur place, la tête levée, jusqu’à ce que la nuque lui fît mal. « S’étendre », songea-t-il, « fermer les yeux… Un soporifique… Dormir… » Il ne bougeait toujours pas, paralysé par une indicible lassitude. « Mieux vaudrait rentrer », se dit-il. « Si seulement je trouvais un taxi ! » Mais la place était maintenant déserte, obscure, immense. On ne la distinguait que par instants. Elle se dessinait brusquement, surgissant du clair-obscur sous le reflet intermittent des projecteurs, avec ses balustrades, ses statues pâles, son obélisque, ses fontaines, et les colonnes funèbres de ses hauts lampadaires ; pareille à une vision de rêve, à une ville pétrifiée par quelque enchantement, vestige d’une civilisation disparue, une ville morte, longtemps ensevelie sous les sables.
Il fit un effort pour vaincre sa torpeur, et partit, d’un coup, comme un somnambule, à travers cette nécropole. Il piqua droit sur l’obélisque pour gagner, en biais, l’angle des Tuileries et des quais. La traversée de cette étendue lunaire, sous ce ciel chaviré, lui parut interminable. Il croisa un groupe de soldats belges, qui galopaient en débandade. Puis, un couple de vieilles gens le dépassa. Ils couraient, gauchement enlacés, flottant comme des épaves dans la nuit. L’homme cria : « Venez vous abriter dans le métro ! » Il ne songea à répondre que lorsqu’ils eurent disparu.
L’air bourdonnait de mille moteurs invisibles, qui se confondaient en une seule et vaste vibration métallique. À l’est, au nord, le tir faisait rage : les lignes de défense crachaient sans arrêt leur mitraille ; de minute en minute, une nouvelle batterie, plus proche, entrait en action. La clarté mouvante des pinceaux lumineux empêchait de distinguer les éclatements. Dans les intervalles des coups, il perçut soudain un crépitement de mitrailleuses.
« Vers le pont Royal », se dit-il machinalement.
Il prit le quai, le long du parapet. Pas une voiture. Pas une lumière. Pas un être humain. Sous ce ciel en folie, la terre était inhabitée. Il était seul avec le fleuve, qui luisait, large et paisible, comme une rivière dans la campagne sous la lune.
Il s’arrêta une seconde, le temps de penser : « Je m’y attendais, je savais très bien que j’étais perdu… » Et il reprit sa marche d’automate.
Le tintamarre était devenu si précipité qu’il devenait impossible de distinguer la nature des bruits. Pourtant, une explosion sourde domina tout à coup le vacarme. D’autres suivirent. « Des bombes », songea-t-il, « ils ont traversé les barrages. » Dans la direction du Louvre, très loin, des cheminées se découpèrent soudain sur un fond rose de feu de Bengale. Il se retourna : d’autres halos d’incendie rougeoyaient de-ci, de-là, sur Levallois, sur Puteaux peut-être… « Ça flambe un peu partout », se dit-il. Il avait oublié sa misère. Sous cette menace invisible, imprécise, qui planait comme la colère aveugle d’un dieu, une excitation factice lui fouetta le sang, une sorte d’ivresse rancunière lui rendit ses forces. Il hâta le pas, atteignit le pont, franchit la Seine et s’engouffra dans la rue du Bac. Elle était sombre. Il buta contre une boîte à ordures. Le coup de reins qu’il donna pour ne pas perdre l’équilibre retentit douloureusement dans ses bronches. Il descendit du trottoir, se guidant sur la tranchée du ciel, battue par les projecteurs. Un vrombissement se fit entendre derrière lui. Il n’eut que le temps de remonter sur le trottoir. Deux engins étranges, métalliques, brillants, passèrent en trombe, tous feux éteints, suivis d’une auto à fanion.
— « Les pompiers », fit une voix, tout près de lui. Un homme était là, collé dans le renfoncement d’une porte. Toutes les cinq secondes il tendait le cou et sortait la tête, comme s’il guettait la fin d’une averse.
Antoine reprit sa marche, sans un mot. Sa fatigue l’avait ressaisi. Il avançait lourdement, traînant son idée fixe, pareil au haleur attelé à une péniche. « Je le savais… Je le savais depuis longtemps… » Aucune surprise dans sa détresse : il était comme quelqu’un qui plie sous un poids, non comme quelqu’un qui vient de recevoir un coup. L’atroce certitude avait trouvé en lui une place toute préparée. Le regard de Philip n’avait fait que lever une secrète interdiction, libérer une pensée claire, enfouie, de longue date, dans les ténèbres de l’inconscient.
À l’angle de la rue de l’Université, à quelques pas de chez lui, une peur le saisit : la peur panique de la solitude qui l’attendait là-haut. Il stoppa net, prêt à fuir. Il avait machinalement levé les yeux vers le ciel balayé de lueurs, cherchant dans sa tête quelqu’un auprès de qui se réfugier, auprès de qui quêter un regard de compassion.
— « Personne… », murmura-t-il.
Et, plusieurs minutes, adossé au mur, tandis que les tirs de barrage, le ronflement des avions, le sourd éclatement des bombes, lui martelaient le crâne, il réfléchit à cette chose inexplicable : pas un ami ! Il s’était toujours montré sociable, obligeant ; il s’était acquis l’attachement de tous ses malades ; il avait toujours eu la sympathie de ses camarades, la confiance de ses maîtres ; il avait été violemment aimé par quelques femmes — mais il n’avait pas un seul ami ! Il n’en avait jamais eu !… Jacques lui-même… « Jacques est mort sans que j’aie su m’en faire un ami… »
Il eut soudain une pensée vers Rachel. Ah, qu’il eût été bon, ce soir, de se blottir dans ses bras, d’entendre la voix caressante et chaude murmurer comme autrefois : « Mon minou… » Rachel ! Où était-elle ? Qu’était-elle devenue ? Son collier, là-haut… L’envie le prit de tenir entre ses doigts cette épave du passé, de palper ces grains qui devenaient si vite tièdes comme une chair, et dont l’odeur évocatrice était comme une présence…
Il se détacha de la muraille avec effort, et, vacillant un peu, il franchit les quelques mètres qui le séparaient de sa porte.
XV
LETTRES
Maisons, le 16 mai 18.
Les éclats qui m’ont mis la cuisse en bouillie ont fait de moi un être sans sexe. De vive voix, je n’ai pu me décider à cette confidence. Vous êtes médecin, peut-être avez-vous deviné ? Quand nous avons parlé de Jacques, quand je vous ai dit que j’enviais son sort, vous m’avez regardé bizarrement.
Détruisez cette lettre, je ne veux pas qu’on sache, je ne veux pas qu’on me plaigne. J’ai sauvé ma peau, l’État m’assure de quoi n’être à charge à personne, beaucoup m’envient, sans doute ont-ils raison. Tant que ma mère vivra, non ; mais si, un jour, plus tard, je préfère disparaître, vous seul saurez pourquoi.
Je vous serre les mains.
Maisons-Laffitte, 23 mai.
Cher Antoine,
Ce n’est pas un reproche, mais nous nous inquiétons un peu, vous aviez promis de nous écrire et toute la semaine s’est écoulée sans nouvelles, peut-être que ce long voyage a été plus éprouvant encore que nous ne pensions ?
Je voudrais vous dire le réconfort que m’a apporté votre visite, ce sont des choses que je ne sais pas dire, que je ne sais même pas laisser voir, mais depuis votre départ, il me semble que je suis encore plus seule.
Bien affectueusement,
Maisons, samedi 8 juin 18.
Cher Antoine,
Les jours passent, trois semaines déjà que vous avez quitté Maisons et toujours rien de vous, aucune nouvelle, je commence à m’inquiéter sérieusement, je ne peux attribuer ce silence qu’à votre état, je vous demande instamment de me dire la vérité.