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Le petit a eu quelques jours de grosse fièvre pour une amygdalite, il va mieux mais je le garde encore à la chambre, ce qui complique un peu la vie à la maison. Figurez-vous, nous avons tous l’impression qu’il a grandi pendant ces huit jours de lit, ce n’est pourtant guère possible, n’est-ce pas ? J’ai l’impression aussi que son intelligence s’est développée pendant cette petite maladie, il invente un tas d’histoires pour expliquer à sa façon les images de ses livres et les dessins que Daniel lui fait. Ne vous moquez pas de moi, je n’ose dire cela qu’à vous : je trouve que cet enfant est extraordinairement observateur pour ses trois ans, et je crois vraiment qu’il sera très intelligent.

À part cela, rien de bien nouveau ici. L’hôpital a reçu l’ordre d’évacuer le plus de convalescents possible pour faire de la place, et il a fallu renvoyer de pauvres diables qui comptaient bien avoir encore dix ou quinze jours de repos. Nous avons tous les jours des arrivées, et maman s’est fait prêter par les voisins anglais la petite villa à glycines qui était inoccupée, ce qui va donner vingt lits de plus, peut-être davantage. Nicole a reçu une longue lettre de son mari, son auto-chir a quitté la Champagne pour aller du côté de Belfort. Il dit qu’en Champagne les pertes sont terribles. Jusqu’à quand ? Jusqu’à quand durera ce cauchemar ? Les habitants de Maisons qui vont quotidiennement à Paris disent que les bombardements commencent à démoraliser beaucoup.

Cher Antoine, même si vous avez à m’apprendre une rechute grave, dites-moi la vérité, ne nous laissez pas plus longtemps dans cette incertitude.

Votre amie,

JENNY.
* * *

Grasse, 11-6-18.

État de santé médiocre mais actuellement sans aggravation particulière. — Vous écrirai dans quelques jours. Affectueusement.

THIBAULT.
* * *

Le Mousquier, 18 juin 1918.

Je me décide enfin à vous écrire, ma chère Jenny. Vous aviez raison de redouter pour moi ce long voyage. Dès mon retour, une assez grave alerte m’a mis au lit avec d’inquiétantes oscillations de température. Un nouveau traitement, des soins énergiques, semblent avoir encore une fois enrayé la progression du mal. Depuis une semaine je me lève de nouveau et reprends peu à peu mon ancien train de vie.

Mais cette rechute n’est pas la cause de mon silence. Vous me demandez la vérité. La voici. Il m’est arrivé cette chose terrible : j’ai appris, j’ai compris, que j’étais condamné. Sans retour. Cela traînera sans doute quelques mois. Quoi qu’on fasse, je ne peux pas guérir.

Il faut être passé par là pour comprendre. Devant une pareille révélation, tous les points d’appui s’effondrent.

Excusez-moi de vous dire cela sans ménagements. Pour celui qui sait qu’il va mourir, tout devient si indifférent, si étranger. Je vous récrirai. Aujourd’hui, pas capable de faire davantage.

Affectueusement,

ANTOINE.
Je vous demande de garder pour vous seule cette nouvelle.
* * *

Le Mousquier, 22 juin 18.

Non, ma chère Jenny, ce n’est pas, comme vous le croyez (ou feignez de le croire), contre des craintes imaginaires que je me débats. J’aurais dû avoir le courage de vous donner plus de détails. Je vais essayer de vous écrire moins brièvement aujourd’hui.

Je suis devant une réalité. Devant une certitude. Elle a fondu sur moi le jour où je vous ai quittée, le dernier jour que j’ai passé à Paris : au cours d’un entretien avec mon vieux maître le docteur Philip. Pour la première fois, à la faveur d’un brusque dédoublement dû, sans doute, à sa présence, j’ai pu porter sur mon cas un jugement objectif, lucide, un diagnostic de médecin. La vérité m’est apparue dans un éclair.

Pendant mon voyage, je n’ai eu que trop le temps d’y réfléchir. J’avais avec moi les notes quotidiennes que je prends depuis le début, et qui permettent de suivre, jour à jour, crise par crise, le rythme régulier et continu de l’aggravation. J’avais aussi le dossier que j’ai constitué cet hiver, et qui contient à peu près toutes les observations cliniques et rapports médicaux, français et anglais, parus dans les revues spéciales depuis l’emploi des gaz. Tout cela, qui m’était déjà connu, se présentait à moi sous une lumière nouvelle. Et tout me confirmait dans ma certitude. De retour ici, j’ai discuté mon cas avec les spécialistes qui me soignent. Non plus, comme avant, en malade qui se croit sur la voie de la guérison et qui accepte d’emblée tout ce qui peut confirmer sa confiance, mais en confrère averti, bien armé, qu’on ne trompe plus avec des pieux mensonges. Je les ai vite acculés à des attitudes évasives, à des silences significatifs, à des demi-aveux.

Ma conviction, maintenant, repose sur des bases indiscutables. Étant donné depuis sept mois le processus de l’intoxication, ses ravages ininterrompus, je n’ai plus aucune chance — rigoureusement : aucune — de jamais guérir. Pas même de rester dans un état stationnaire, chronique, qui ferait de moi un infirme à vie. Non : je suis une bille sur une pente — condamnée à rouler jusqu’en bas, à rouler de plus en plus vite. Comment ai-je pu me leurrer si longtemps ? Un médecin, quelle dérision ! J’ignore le délai, cela dépend des crises futures, inévitables, et de leur importance, et de la durée des périodes de rémission. Je peux, selon les hasards des rechutes, l’efficacité provisoire des traitements, mettre deux mois, ou — limite extrême — une année, à mourir. Mais l’échéance est fatale, et elle est proche. Il y a bien, dans certains cas, ce que vous appelez des « miracles ». Dans le mien, non. L’état actuel de la science ne permet pas le moindre espoir. Persuadez-vous que je n’écris pas ceci comme un malade qui plaide le pire pour quêter des contradictions rassurantes, mais comme un clinicien bien documenté, en présence d’un mal mortel, définitivement classé. Et si j’insiste ainsi, posément, c’est

23 juin. — Je reprends cette lettre commencée hier et interrompue. Pas encore assez maître de moi pour m’astreindre à une longue attention. Je ne sais plus ce que je voulais vous dire encore. J’ai écrit posément. Ce calme relatif devant la fatalité — calme bien instable, hélas — je ne l’ai pas atteint sans traverser une effroyable révolution intérieure.

Pendant des jours, d’interminables nuits d’insomnie, j’ai vécu au fond d’un gouffre. Les tortures de l’enfer. Je ne peux pas encore y penser sans être ressaisi par un froid affreux, un tremblement de tout l’être. Personne ne peut imaginer. Comment la raison résiste-t-elle ? Et par quel mystérieux cheminement finit-on par dépasser ce paroxysme de détresse et de révolte, pour parvenir à cette espèce d’acceptation ? Je ne me charge pas d’expliquer. Il faut que l’évidence du fait ait sur les cerveaux rationalistes un pouvoir sans limites. Il faut aussi que la nature humaine ait une faculté d’adaptation démesurément extensible, pour que l’on soit capable de s’habituer même à cela : à l’idée qu’on va être dépossédé de sa vie avant d’avoir eu le temps de vivre, qu’on va disparaître avant d’avoir rien réalisé des immenses possibilités qu’on croyait porter en soi. D’ailleurs, je ne sais plus retrouver les étapes de cette évolution. Cela a duré longtemps. Ces crises de désespoir aigu devaient alterner avec des moments de prostration, sans quoi je n’aurais pas pu les supporter. Cela a duré plusieurs semaines, pendant lesquelles la douleur physique et les pénibles soins du traitement étaient les seules diversions à l’autre, à la vraie souffrance. Peu à peu, l’étau s’est desserré. Aucun stoïcisme, aucun héroïsme, rien qui ressemble à de la résignation. Usure de la sensibilité plutôt, créant un état de moindre réaction, un commencement d’indifférence, ou plus exactement d’anesthésie. Ma raison n’y a eu aucune part. Ma volonté non plus. Ma volonté, je l’exerce seulement depuis quelques jours, à essayer de faire durer cette apathie. Je m’applique à une progressive réintégration dans la vie. Je renoue contact avec le monde qui m’entoure. Je me suis levé pour fuir mon lit, ma chambre. Je me contrains à prendre mes repas avec les autres. Aujourd’hui, j’ai regardé quelque temps des camarades jouer au bridge. Et ce soir je vous écris, sans trop de peine. Même avec un étrange et nouveau plaisir. Je suis venu finir cette lettre dehors, à l’ombre d’une rangée de cyprès derrière laquelle les infirmiers font leur partie de boules du dimanche. J’ai cru d’abord que cette proximité, ces contestations, ces rires, me seraient intolérables. Mais j’ai voulu rester, et je l’ai pu. Vous le voyez, un nouvel équilibre, peut-être, tend à s’établir.