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Tout de même, assez las de ces efforts. Je vous écrirai. Dans la mesure où mon esprit peut encore s’intéresser à autrui, c’est à vous que je pense, et à votre enfant.

ANTOINE.
* * *

Le Mousquier, 28 juin.

J’ai plusieurs fois depuis ce matin relu votre lettre, ma chère Jenny. Elle n’est pas seulement simple et belle. Elle est telle que je la souhaitais. Telle que je vous souhaitais, telle que je vous avais devinée. J’ai attendu la nuit, le silence de la maison, pour vous écrire : l’heure où les traitements sont terminés, où l’infirmier de garde a fait sa tournée, où l’on n’a plus devant soi que l’insomnie — et les spectres… À cause de vous, je me sens — j’allais écrire : plus de courage. Ce n’est pas de courage qu’il s’agit, ni de courage que j’ai besoin, mais d’une présence peut-être, et de me sentir un peu moins tout seul dans ce tête-à-tête qui peut durer des mois. Ces mois, croiriez-vous que j’y songe sans désirer qu’ils soient écourtés ! Un répit, auquel je ne voudrais pas renoncer ! Je m’en étonne. Vous pensez bien, j’aurais des moyens d’en finir. Mais, ces moyens, je les réserve pour plus tard. Maintenant, non. J’accepte le répit, je m’y accroche. Étrange, n’est-ce pas ? Quand on a été passionnément épris de la vie, on ne s’en détache pas facilement, il faut croire ; et moins encore si l’on sent qu’elle échappe. Un arbre foudroyé, sa sève monte plusieurs printemps de suite, ses racines n’en finissent pas de mourir.

Pourtant, Jenny, il manquait une chose à cette bonne lettre : des nouvelles du petit. Une seule fois, vous m’avez parlé de lui, dans une précédente lettre. Lorsque je l’ai reçue, j’étais encore dans un tel état d’isolement, de refus à tout, que je l’ai gardée, une journée, peut-être davantage, sans l’ouvrir. J’ai fini par la lire, je suis tombé sur ces quelques lignes où il était question de Jean-Paul, et, pour la première fois, j’ai pu, pendant un instant, éloigner l’idée fixe, sortir de l’envoûtement, projeter de l’intérêt sur autre chose, redevenir sensible au monde extérieur. Depuis, j’y repense, à ce petit. À Maisons, je l’ai vu, touché, je l’ai entendu rire, j’ai encore le frémissement de ses muscles sous mes doigts ; si je pense à lui, je le revois. Et autour de lui certaines idées cristallisent, des idées d’avenir. Même chez un condamné, un mort en sursis, il y a un tel appétit de projets, d’espérances ! Cet enfant, je pense qu’il existe, qu’il commence, qu’il a une vie toute neuve à vivre ; cela m’ouvre des échappées qui me sont interdites. Rêveries de malade, peut-être. Tant pis, je redoute moins qu’autrefois de me laisser attendrir. (Cela, faiblesse de malade, à coup sûr !) Je dors si peu. Et je ne veux pas encore recourir aux drogues, je n’en aurai que trop l’emploi, avant peu.

Je continue avec méthode mes efforts de réadaptation. Exercice de volonté qui, à lui seul, est déjà salutaire. J’ai recommencé à lire les journaux. La guerre, le discours de von Kühlmann au Reichstag. Il déclare très justement que la paix ne se fera jamais entre gens qui considèrent d’avance toute proposition de l’adversaire comme une manœuvre, une offensive de démoralisation. La presse alliée égare une fois de plus l’opinion. Pas « agressif » du tout, ce discours : conciliant même, et significatif.

(J’ai mis quelque coquetterie à écrire cela. L’obsession de la guerre n’est pas éteinte en moi, et je crois qu’elle m’habitera jusqu’au bout. Mais, tout de même, je me force un peu, en ce moment.)

Je m’arrête. Ce bavardage m’a fait du bien, je le reprendrai bientôt. Nous ne nous serons guère connus, Jenny, mais votre lettre m’a apporté une grande douceur, et j’ai le sentiment de n’avoir pas au monde d’autre ami que vous.

ANTOINE.
* * *

Le Mousquier, 30 juin.

Je vais vous étonner, ma chère Jenny. Savez-vous à quoi j’ai employé mon après-midi d’hier ? À faire des comptes, à feuilleter des paperasses, à écrire des lettres d’affaires. Depuis plusieurs jours déjà, j’y pensais. Une sorte d’impatience à régler certaines questions matérielles. Pouvoir me dire que je laisse les choses en ordre derrière moi. D’ici peu je serai incapable d’un effort de ce genre. Donc, profiter de l’intérêt momentané que ces préoccupations éveillent encore.

Je m’excuse du ton de cette lettre. Il faut bien que je mette la tutrice de Jean-Paul au courant de mes affaires, puisque c’est à cet enfant que doit naturellement revenir ce que j’ai.

Ce n’est plus grand-chose. Des titres que m’avait laissés mon père, il ne subsistera sans doute rien. J’y avais fait une large brèche lorsque j’ai transformé la maison de Paris. Et j’avais imprudemment converti le reste en fonds russes, que je crois perdus à jamais. L’immeuble de la rue de l’Université et la villa de Maisons-Laffitte ont, par chance, échappé au désastre.

Pour l’immeuble, il peut être loué, ou vendu. Ce qu’on en tirera doit vous permettre de vivoter et d’assurer à notre petit une éducation convenable. Il ne connaîtra pas le luxe, et tant mieux. Mais il ne pâtira pas non plus des restrictions stérilisantes de la pauvreté.

Quant à la villa de Maisons, je vous conseille, après la guerre, de la vendre. Elle peut tenter quelque nouveau riche. C’est tout ce qu’elle mérite. D’après ce que m’a dit Daniel, la propriété de votre mère est grevée d’hypothèques. Il m’a semblé que Mme de Fontanin et vous-même y étiez très attachées. Ne serait-il pas souhaitable que la somme obtenue par la vente de la villa Thibault serve à vous libérer définitivement de ces hypothèques ? La propriété de vos parents se trouverait ainsi appartenir en fait à Jean-Paul. Je vais consulter le notaire sur les moyens de réaliser ce projet.

Dès que j’aurai une estimation approximative de ce que je laisse, je fixerai le chiffre de la petite rente que je désire assurer à Gise. C’est vous, ma pauvre amie, qui aurez le souci de gérer tout cela jusqu’à la majorité de votre fils. Vous trouverez en la personne de mon notaire, maître Beynaud, un bonhomme assez timoré, un peu trop formaliste, mais sûr et, somme toute, de bon conseil.

Voilà ce que je voulais vous écrire. Soulagé de l’avoir fait. Je ne vous parlerai plus de cela avant de pouvoir vous donner les dernières précisions. Mais il y a un autre projet qui me hante depuis quelques jours, un projet auquel vous êtes personnellement mêlée. Sujet délicat entre tous, et qu’il me faudra aborder pourtant. Je n’en ai pas le courage aujourd’hui.