Ai posé à Bardot la question complications pleurales : « Manquerait plus que je vous fasse une purulente… » Il a haussé ses épaules de bon géant, m’a examiné avec soin. Rien à craindre, dit-il.
Sang des Thibault. Celui de Jean-Paul ! Mon beau sang d’autrefois, notre sang, c’est dans les veines de ce petit qu’il galope maintenant !
Au cours de la guerre, je n’ai pas un seul jour accepté de mourir. Pas une seule fois, fût-ce durant dix secondes, je n’ai fait le sacrifice de ma peau. Et de même, maintenant : je me refuse au sacrifice. Je ne peux plus me faire d’illusions, je suis bien obligé de constater, d’attendre l’irrémédiable ; mais je ne peux pas consentir ni être complice par la résignation.
Je sais bien où seraient la raison, la sagesse, où serait la dignité : pouvoir de nouveau considérer le monde et son incessant devenir, en lui-même. Non plus à travers moi et cette mort prochaine. Me dire que je suis une parcelle insignifiante de l’univers. Parcelle gâchée. Tant pis. Qu’est-ce, en comparaison du reste, qui continuera après moi ?
Insignifiante, oui, mais j’y attachais tant de prix !
Essayer, pourtant.
Ne pas se laisser aveugler par l’individuel.
Bonne lettre de Jenny, ce matin. Détails charmants sur son fils. N’ai pu me retenir d’en lire des passages à Goiran, qui raffole de ses deux gosses. Il faut que Jenny le fasse photographier.
Il faut aussi que je me décide à lui écrire la lettre. Difficile. J’attends d’avoir eu une nuit de vrai repos.
Quel miracle — pas d’autre mot — que l’apparition de cet enfant à l’instant précis où les deux lignées dont il sort, Fontanin et Thibault, allaient s’éteindre sans avoir rien donné qui vaille ! Qu’est-ce qu’il porte en lui de son hérédité maternelle ? Les meilleurs éléments, j’espère. Mais ce que je sais déjà, sans doute possible, c’est qu’il est bien de notre sang à nous. Décidé, volontaire, intelligent. Fils de Jacques. Un Thibault.
Rêvé là-dessus toute la journée. Cet élan imprévu de la sève, qui fait à point nommé surgir de notre souche ce rameau neuf… Est-ce fou d’imaginer que ça répond à quelque chose, à quelque dessein de la création ? Orgueil familial, peut-être. Et pourquoi cet enfant ne serait-il pas le prédestiné ? l’aboutissement de l’obscur effort de la race pour fabriquer un type parfait de l’espèce Thibault ? le génie que la nature se doit de réussir un jour, et dont nous n’étions, mon père, mon frère et moi, que les ébauches ? Cette violence concentrée, cette puissance, qui étaient déjà en nous avant d’être en lui, pourquoi ne s’épanouiraient-elles pas, cette fois, en force vraiment créatrice ?
Insomnie. Spectres à « exorciser ».
Un mois et demi, maintenant, sept semaines, que je me sais perdu. Ces mots : savoir qu’on est perdu, ces mots que j’écris, qui sont pareils à d’autres, et que tout le monde croit comprendre, et dont personne, sauf un condamné à mort, ne peut pénétrer intégralement le sens… Révolution foudroyante, qui brusquement fait le vide total dans un être.
Pourtant, un médecin qui vit en contact avec la mort, devrait… Avec la mort ? Celle des autres ! Ai déjà essayé bien des fois de rechercher les causes de cette impossibilité physique d’acceptation. (Qui tient peut-être à un caractère particulier de ma vitalité. Idée qui m’est venue ce soir.)
Cette vitalité d’autrefois — cette activité que je mettais à entreprendre, ce perpétuel rebondissement, — je l’attribue en grande partie au besoin que j’avais de me prolonger par la création : de « survivre ». Terreur instinctive de disparaître. (Assez générale, bien sûr. Mais à des degrés très variables.) Chez moi, trait héréditaire. Beaucoup réfléchi à mon père. Désir, qui le hantait, de donner son nom : à ses œuvres, à des prix de vertu, à la grande place de Crouy. Désir, qu’il a réalisé, de voir son nom (Fondation Oscar-Thibault) gravé au fronton du pénitencier. Désir d’imposer son prénom (le seul élément qui, dans son état civil, lui était personnel), à toute sa descendance, etc. Manie de coller son monogramme partout, sur la grille de son jardin, sur sa vaisselle, sur ses reliures, jusque sur le cuir de son fauteuil !… Beaucoup plus qu’un instinct de propriétaire (ou, comme je l’ai cru, un signe de vanité). Besoin superbe de lutter contre l’effacement, de laisser son empreinte. (La survie, l’au-delà, en fait, ne lui suffisaient pas.) Besoin que j’ai hérité de lui. Moi aussi, secret espoir d’attacher mon nom à une œuvre qui me prolonge, à une découverte, etc.
On n’échappe pas à son père !
Sept semaines, cinquante jours et cinquante nuits face à face avec la certitude ! Sans un seul moment d’hésitation, de doute, d’illusion. Cependant — et c’est ce que je voulais noter — il y a malgré tout des répits dans cette obsession. De brefs intervalles, non pas d’oubli, mais où l’idée fixe recule… Il m’arrive, et de plus en plus fréquemment, de vivre quelques instants — deux, trois minutes ; maximum : quinze ou vingt — pendant lesquels la certitude de mourir bientôt n’occupe plus le devant de la scène, se met en veilleuse. Pendant lesquels il m’est tout à coup possible d’agir, de lire attentivement, d’écrire, d’écouter, de discuter, enfin de m’intéresser à des choses étrangères à mon état, comme si j’étais délivré de l’emprise ; et pourtant sans que l’obsession cesse d’être là, sans que je cesse de la sentir présente, au second plan, en réserve. (Cette sensation qu’elle est là, je l’ai même en dormant.)
Mieux, depuis jeudi. Tout me paraît presque beau et bon, dès que je souffre moins. Dans les journaux de ce matin, l’article sur les succès italiens dans le delta du Piave m’a causé une sorte de plaisir dont j’avais oublié la saveur. Bon signe.
Rien écrit hier. Me suis aperçu, dehors, que j’avais laissé mon cahier dans ma chambre. Paresse de monter, mais ça m’a manqué tout l’après-midi. Je commence à prendre goût à ce passe-temps.
Guère le temps d’écrire aujourd’hui. Trop d’observations à consigner dans l’agenda noir. M’aperçois que je l’ai un peu négligé, l’agenda, depuis l’achat du carnet. Me suis contenté de notations trop abrégées. Pourtant, c’est l’agenda qui mérite effort, qui doit passer avant. Faire deux parts : le carnet, pour les « spectres » ; et l’agenda, pour tout ce qui est santé, température, traitements, effets thérapeutiques, réactions secondaires, processus de l’intoxication, discussions avec Bardot ou avec Mazet, etc. Sans m’exagérer leur valoir, je crois que ces précisions quotidiennes, prises depuis le premier jour, par un gazé qui est en même temps un médecin, pourront constituer, en l’état actuel de la science, un ensemble d’observations cliniques d’une incontestable utilité. Surtout si je mène la chose jusqu’au bout. Bardot m’a promis qu’il le ferait paraître dans le Bulletin.
Hier, départ du gros Delahaye. Congé de convalescence. Se croit définitivement guéri. L’est peut-être, qui sait ? Il est monté me dire adieu. Gauche, faisant semblant d’être en retard, et pressé. Ne m’a pas dit : « On se reverra » ni rien d’approchant. Joseph, qui rangeait la chambre, a dû le remarquer, car il s’est empressé de dire, aussitôt la porte refermée : « Vous voyez bien qu’on s’en tire, Monsieur le major ! »