J’ai été sur le point d’écrire, tout à l’heure : « Si je vis encore, c’est à cause de cet agenda. » Il faudra tirer au clair la question suicide. Reconnaître enfin que l’agenda n’a jamais été qu’un prétexte. Les comédies qu’on se joue à soi-même ! Étrange. Je répugne à m’avouer que je n’ai jamais eu vraiment le désir d’en finir. Non, même aux pires heures. Si j’avais dû faire le geste, c’est à Paris, le matin où j’ai acheté les ampoules, que… J’y ai bien pensé, avant de monter dans mon train… Et c’est ce matin-là que j’ai commencé à me jouer la comédie de l’agenda. Comme si j’avais un dernier devoir à accomplir avant de disparaître. Comme si j’avais une œuvre capitale à terminer. Comme si l’importance que j’attache à ces notes cliniques était capable de contrebalancer, d’écarter, la tentation. Manque de cran ? Non, vraiment non. Si la tentation avait été réelle, ce n’est pas la peur qui m’aurait retenu. Non. Ce n’est pas le cran qui m’a manqué, c’est l’envie. Le vrai, c’est que la tentation n’a jamais fait que m’effleurer. Je la repoussais chaque fois, sans peine. (En simulant la force d’âme, et bien aise d’avoir ce prétexte : l’agenda à tenir…)
Et pourtant, à moins d’une mort brusque, — improbable, hélas — je sais que je n’attendrai pas la fin naturelle. Je le sais. Là, je suis sincère, et parfaitement lucide, je crois. L’heure viendra, j’en suis sûr. Je n’ai qu’à la laisser venir. La drogue est là. Un geste à faire. (Pensée qui, malgré tout, apaise.)
Avant le déjeuner, sous la véranda, Goiran nous a apporté un journal suisse qui donne en entier le nouveau discours de Wilson. Il l’a lu à haute voix. Ému, et nous aussi. Chaque message de Wilson, large bouffée d’air respirable qui passe sur l’Europe ! Fait penser à l’oxygène qu’on projette au fond de la mine après l’éboulement, pour que les malheureux ensevelis puissent lutter contre l’asphyxie, durer jusqu’à la délivrance.
L’idée fixe. Un mur, contre lequel je me jette. Je me relève, je me précipite, je me heurte encore, et je retombe, pour recommencer. Un mur. Par instants — sans y croire une seconde — j’essaye de me dire que peut-être ce n’est pas vrai, que peut-être je ne suis pas condamné. Pour avoir un prétexte à refaire tous les raisonnements logiques qui, toujours, fatalement, me rejettent contre le mur.
Relu le message de Wilson. Beaucoup plus précis que les précédents. Définit sa conception de la paix, énumère les conditions indispensables pour que le règlement soit « définitif ». Projet d’une ampleur exaltante : 1° Suppression des régimes politiques susceptibles d’amener de nouvelles guerres. 2° Avant toute modification de frontières ou attribution de territoire, consultation des peuples intéressés. 3° Accord entre tous les États sur un code de droit international, aux lois duquel ils s’engageront tous à se soumettre. 4° Création d’un organisme international, faisant fonction de tribunal d’arbitrage, et où seraient représentées, sans distinction, toutes les nations du monde civilisé.
(Plaisir enfantin que je prends à écrire ça, à le fixer. Impression d’adhérer davantage : de collaborer.)
Sujet de toutes les conversations ici. Flamme d’espoir sur tous les visages. Et combien bouleversant de penser qu’il en est de même, en ce moment, dans toutes les villes d’Europe, d’Amérique ! Le retentissement de ce discours dans chaque cantonnement de repos, dans chaque abri de tranchée ! Tous, si las de s’entre-tuer depuis quatre ans ! (De s’entre-tuer depuis des siècles, sur l’ordre des dirigeants…) On attendait cet appel à la raison. Sera-t-il entendu des responsables ? Pourvu, cette fois, que la graine lève, et partout ! Le but est si clair, si sage, si conforme au destin de l’homme, à ses instincts profonds ! La réalisation peut soulever mille problèmes, demander de longs efforts ; mais comment douter que ce soit dans cette voie-là, et non dans une autre, que doit s’engager coûte que coûte le monde de demain ? Quatre années de guerre, sans autre résultat que massacres, entassements de ruines. Les plus aventureux rêveurs de conquêtes doivent bien être forcés de reconnaître que la guerre est devenue pour l’homme, pour les États, une catastrophe sans compensation possible. Alors ? À partir du moment où l’absurdité de la guerre est dans tous les domaines vérifiée par l’expérience, où l’accord est fait là-dessus entre les constatations des politiciens, les calculs des économistes, la révolte instinctive des masses, — quel obstacle reste-t-il à l’organisation de la paix perpétuelle ?
Après le déjeuner, crise d’étouffement. Piqûre. Chaise longue, sous les oliviers. Trop fatigué pour cette lettre à Jenny, qu’il me tarde tant d’écrire, cependant.
Discussion, en ma présence, entre Goiran, Bardot et Mazet. L’idée maîtresse de Wilson : cet organisme d’arbitrage international. Rien à y perdre pour personne ; et, pour chaque État, tout à gagner. Et même ceci, à quoi on ne pense pas assez : le fonctionnement de ce tribunal suprême ménagerait les amours-propres, les susceptibilités nationales, d’où sont sorties tant de guerres. Un peuple, un gouvernement, un souverain même, si chatouilleux soient-ils, se sentiraient moins touchés dans leur orgueil et leur prestige, s’ils avaient à s’incliner devant la sentence d’une Cour internationale décidant au nom de l’intérêt collectif des États, que s’ils avaient à capituler devant la menace d’un voisin ou la pression d’une coalition ennemie. Il faudrait (dit Goiran) que ce tribunal soit constitué dès la fin des hostilités, et avant le règlement des comptes. Pour que les clauses de paix soient discutées, non plus hargneusement entre adversaires, mais sereinement, au sein d’une Société universelle des nations, qui arbitrerait de haut, qui répartirait les responsabilités, qui rendrait un verdict impartial.
Société des Nations. — Unique moyen, et moyen infaillible, de rendre désormais toute guerre impossible : puisque, dès qu’un État serait attaqué ou menacé par un autre, tous les États feraient automatiquement front contre l’agresseur, et paralyseraient son action, et lui imposeraient l’arbitrage du droit !
Et il faut voir plus loin encore. Cette Société des Nations devrait être l’instigatrice d’une politique et d’une économie internationales ; aboutir à une coopération générale, organisée, qui soit enfin à l’échelle de la planète. Étape nouvelle, étape décisive, pour la civilisation.
Goiran a dit là-dessus beaucoup de choses très justes. Je me souviens d’avoir été trop sévère pour Goiran. Cet ancien normalien, qui avait toujours l’air de tout savoir, m’agaçait. Et le ton, aussi : comme s’il était à Henri-IV, dans sa chaire de professeur d’histoire… Mais c’est exact, il sait vraiment beaucoup de choses. Il suit de près les événements, il lit huit ou dix journaux tous les jours, il reçoit chaque semaine un colis de journaux et de revues suisses. Esprit pondéré, en somme. (J’ai toujours eu un faible pour les pondérés.) L’application qu’il met à juger les faits contemporains avec recul, en historien, me plaît. Voisenet était là, lui aussi. (« Goiran et Voisenet sont les seuls de la clinique à âvoir des côrdes vôcâles à peu près intâctes… Ils en prôfitent ! » dit Bardot.)
Pas mauvaise journée. Autant qu’à la piqûre, je crois que c’est à Wilson que je le dois !
J’ajoute encore : la création d’une Société des Nations pourrait faire surgir des décombres de cette guerre quelque chose d’absolument neuf : l’apparition d’une conscience mondiale. Par quoi l’humanité ferait un bond définitif vers la justice et la liberté.