Feuilleté les journaux. Verbiage, médiocrité repoussante. Wilson semble vraiment être le seul homme d’État d’aujourd’hui qui ait le don des larges vues. L’idéal démocratique, dans ce qu’il a de plus noble. Comparés à lui, nos démagogues français (ou anglais) font figure de petits affairistes. Tous, plus ou moins, restent les instruments de ces traditions impérialistes qu’ils affectent de condamner chez l’adversaire.
Ai parlé d’Amérique et de démocratie avec Voisenet et Goiran. Voisenet a vécu quelques années à New-York. Stabilité des États-Unis, sécurité. Goiran, en verve de prophétie, prédit pour le XXIe siècle l’envahissement de l’Europe par les Jaunes, et l’avenir de la race blanche réduit au seul continent américain…
Insomnie. Un bref assoupissement, pendant lequel j’ai rêvé de Studler. À Paris, dans le labo du fond. Le Calife, en blouse, un képi sur la tête, la barbe coupée plus court. Je venais de lui expliquer je ne sais quoi, avec véhémence. Wilson, peut-être, et la Ligue des Nations… Il m’a regardé, par-dessus l’épaule, de son grand œil mouillé : « Qu’est-ce que ça peut bien te foutre, puisque tu vas claquer ? »
Je songe encore à Wilson. (N’en déplaise au Calife.) Wilson me paraît prédestiné au rôle qu’il assume. Pour que la fin de cette guerre soit aussi la fin des guerres, il faut que la paix soit l’œuvre d’un homme neuf, d’un homme du dehors, sans ressentiment ; qui n’ait pas vécu quatre ans dans cette convulsion, comme les dirigeants d’Europe, acharnés à l’écrasement de l’adversaire. Wilson, homme d’outre-mer. Représentant d’un pays qui incarne l’union dans la paix et la liberté. Et il a derrière lui un quart des habitants du globe ! Tout Américain sensé doit évidemment se dire : « Si nous avons pu établir entre nos États, et conserver, depuis un siècle, une paix solide et constructive, pourquoi les États-Unis d’Europe seraient-ils impossibles ? » Wilson continue la lignée des Washington, etc. (Il en a conscience. Allusions dans son discours.) Ce Washington, qui haïssait la guerre et qui l’a faite néanmoins, pour affranchir son pays de la guerre. Avec l’arrière-pensée (dit Goiran) qu’il affranchirait du même coup le monde ; que, s’il réussissait à faire, de ces petits États hostiles, une vaste Confédération pacifique, l’exemple serait irrésistible pour le Vieux Continent. (Lequel aura mis plus de cent ans à comprendre !)
J’écris, et les aiguilles tournent autour du cadran… Wilson m’aide à tenir : en respect les spectres !
Problèmes passionnants, même pour un « mort en sursis ». Pour la première fois depuis mon retour de Paris, je parviens à m’intéresser à l’avenir. L’avenir du monde, qui va se jouer à la fin de cette guerre. Tout serait compromis, et pour combien de temps, si la paix qui vient n’était pas refonte, reconstruction, unification de l’Europe exsangue. Oui : si la force armée continuait a être le principal instrument de la politique entre les États ; si chaque nation, derrière ses frontières, continuait à être seule arbitre de sa conduite, et livrée à ses appétits d’extension ; si la fédération des États d’Europe ne permettait pas une paix économique, comme la veut Wilson, avec la liberté des échanges commerciaux, la suppression des barrières douanières, etc. ; si l’ère de l’anarchie internationale n’était pas définitivement bouclée ; si les peuples n’obligeaient pas leurs gouvernements à se soumettre enfin, de concert, à un régime d’ordre général, basé sur le droit ; — alors, tout serait à recommencer, et tout le sang versé aurait coulé en vain.
Mais tous les espoirs sont permis !
(J’écris ça, comme si je devais « en être »…)
Trente-sept ans. Dernier anniversaire !…
En attendant la cloche de midi. La blanchisseuse et sa fille viennent de passer sous la véranda, leurs ballots de linge à l’épaule. L’émotion que j’ai ressentie, l’autre jour, en regardant cette jeune femme, en remarquant un peu de lourdeur dans sa démarche, une certaine cambrure des reins, une certaine raideur dans les hanches. Enceinte. À peine visible. Trois mois et demi, quatre au plus. Émotion poignante, effroi, pitié, envie, désespoir ! Pour qui n’a plus d’avenir, le mystère de cet avenir, étalé là, presque tangible ! Cet embryon, si loin encore de la vie, et qui aura toute sa vie inconnue à vivre ! Cette naissance, que ma mort n’empêchera pas…
Wilson occupe encore tous les esprits. Les bridges chôment. Même le club de l’adjudant : deux heures qu’ils palabrent, sans toucher leurs cartes.
Les journaux aussi, pleins de commentaires. Bardot constatait ce matin combien significatif que la censure laisse les imaginations s’exciter devant ces mirages de paix. Bon article dans le J. de L. Rappelle le message de Wilson en janvier 17 : « Paix sans victoire », et « limitation progressive des armements nationaux, jusqu’au désarmement général ». (Janvier 17. Souvenir de ce patelin en ruines, derrière la cote 304. La cave voûtée de la popote. Les discussions sur le désarmement avec Payen, et le pauvre Seiffert.)
Interrompu par Mazet, pour l’analyse. Diminution des chlorures et surtout des phosphates.
Temps orageux, épuisant. Me suis traîné jusqu’à la noria, pour entendre le bruit de l’eau. J’ai de plus en plus de mal à lire avec suite, à fixer mon attention sur la pensée d’autrui. Sur la mienne, ça va encore. Ce carnet m’est un délassement. Qui ne durera pas toujours. J’en profite.
Discours Wilson janvier 17. Désarmement. But essentiel. Conversations au déjeuner. Tous d’accord, sauf Reymond. Des choses qu’on dit couramment aujourd’hui, et qu’on n’aurait pas osé dire, qu’on n’aurait pas osé penser, il y a seulement deux ans : l’armée, chancre qui se nourrit de la substance d’une nation. (Image frappante, ad usum populi : chaque ouvrier, employé à la fabrication des obus, cesse de collaborer à la production utile, devient donc un parasite à la charge de la collectivité.) Une nation, dont le tiers du budget s’engouffre dans les dépenses militaires, ne peut pas vivre : la ruine ou la guerre. Le cataclysme actuel est le résultat fatal de quarante années d’armement systématique. Aucune paix ne serait durable sans désarmement général. Vérité cent fois proclamée. En vain, et l’on sait pourquoi : en temps de paix armée, il est illusoire d’espérer que des gouvernements, convaincus de la primauté de la force sur le droit, et déjà dressés les uns contre les autres, et lancés à fond dans la course aux armements, puissent jamais s’entendre pour renverser la vapeur et renoncer tous ensemble à leur folle tactique. Mais tout peut changer demain, à l’heure de la paix. Parce que tous les pays d’Europe seront revenus à zéro. Table rase. Épuisés par la guerre, ayant vidé leurs arsenaux, ils auront à recommencer tout sur des bases neuves. Une heure exceptionnelle approche, une heure sans précédent : celle où le désarmement général devient une chose possible. Wilson l’a compris. L’idée du désarmement, reprise et lancée par lui, ne peut pas ne pas être accueillie avec enthousiasme par toutes les opinions publiques. Ces quatre années ont préparé les voies, ont consolidé partout l’instinct de résistance à la guerre, ont aiguisé le désir de voir s’établir une morale internationale, qui se substitue enfin au duel des armées pour régler les conflits entre peuples.