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Jacques souriait à toutes ces mains tendues, heureux — plus heureux même qu’il n’eût cru — de retrouver, brusquement, dans cette brasserie belge, l’atmosphère chaleureuse des réunions genevoises.

— « Hé bé », dit Quilleuf, qui croyait que Jacques arrivait de France, « ils te l’ont donc acquittée, ta Mme Caillaux ?… Qu’est-ce que tu bois ? Toi aussi, de leur bière ? » (Lui, il méprisait cette « bibine des gensses du Nord », et restait fidèle à son vermouth sec.)

La gaieté bruyante de Quilleuf traduisait bien l’optimisme à peu près général qui régnait encore ces jours derniers, à Genève : les discussions de la Parlote, où la présence de Meynestrel s’était faite plus rare, ne quittaient guère le plan de la mystique internationale ; et les diverses manifestations du pacifisme européen y étaient enregistrées avec un enthousiasme que ne parvenaient pas à ébranler les nouvelles les moins rassurantes. La venue du groupe à Bruxelles, ses premiers contacts avec les autres délégations européennes, la présence des chefs officiels, cette coalition solennelle contre la guerre, c’était, pour la plupart d’entre eux, autant de témoignages d’une solidarité internationale agissante et assurée de la victoire. Les dépêches du matin leur avaient bien annoncé la déclaration de guerre de l’Autriche à la Serbie, et même le bombardement de Belgrade, commencé depuis la nuit dernière ; mais ils s’étaient aisément laissé persuader, d’après les informations d’une note autrichienne, que seule la citadelle avait essuyé quelques obus, et que ce bombardement était sans importance réelle : une manière d’avertissement, de démonstration symbolique, plutôt que le prélude des hostilités.

Périnet fit asseoir Jacques auprès de lui. Il avait passé la matinée au bar de l’Atlantic, siège de la délégation française, et il en rapportait l’écho des dernières nouvelles de Paris. Il racontait que, la veille, le groupe socialiste de la Chambre, conduit par Jaurès et Jules Guesde, avait eu, au Quai d’Orsay, un long entretien avec le ministre intérimaire. À la suite de cette visite, les députés du Parti avaient rédigé une déclaration publique, dans laquelle ils proclamaient fermement que : la France seule peut disposer de la France ; et que, en aucun cas, le pays ne pouvait être jeté dans un formidable conflit, par l’interprétation plus ou moins arbitraire des traités secrets ; aussi exigeaient-ils, dans le plus bref délai, une convocation de la Chambre, malgré les vacances du Parlement. Le socialisme français se préparait donc à porter la lutte sur le terrain parlementaire : Périnet avait été favorablement impressionné par l’entrain, le calme, l’espoir inaltérable de la délégation. Jaurès, plus que tout autre, manifestait une confiance opiniâtre. On citait avec orgueil ses mots récents. On l’avait entendu dire à Vandervelde : « Vous verrez, ce sera comme pour Agadir. Il y aura des hauts et des bas, mais les choses ne peuvent pas ne pas s’arranger. » Et l’on racontait aussi, comme une preuve piquante de son optimisme, que le Patron, ayant une heure libre après son déjeuner, était tranquillement allé la passer devant les Van Eyck du musée.

— « Je l’ai vu », disait Périnet, « et je vous assure qu’il n’a pas l’aspect d’un homme découragé ! Il a passé tout à côté de moi, avec sa lourde serviette qui lui remontait l’épaule, son canotier, sa jaquette noire… Il aura toujours l’air d’un professeur qui va faire sa classe… Il donnait le bras à un type que je ne connaissais pas. On m’a dit, après, que c’était Haase, l’Allemand… Et, vous allez voir… Juste au moment où ils longeaient ma table, voilà que l’Allemand s’est arrêté, et j’ai entendu qu’il disait, en français, avec un mauvais accent : “Le Kaiser ne veut pas la guerre. Il ne la veut pas. Il a trop peur des conséquences !” Alors, Jaurès a tourné la tête, et, l’œil vif, le sourire aux lèvres, il lui a répondu : “ Eh bien, faites seulement que le Kaiser agisse avec énergie sur les Autrichiens. Nous, en France, nous saurons bien forcer notre gouvernement à agir sur les Russes !” Juste devant ma table… Je les ai entendus, tous les deux, comme vous m’entendez là. »

— « Agir sur les Russes… Il ne serait que temps ! » murmura Richardley.

Jacques croisa son regard, et il eut le sentiment que Richardley — qui, en cela, reflétait sans doute l’état d’esprit de Meynestrel — était fort loin de partager l’optimisme général. Impression que Richardley confirma aussitôt, car, se penchant vers Jacques, il ajouta, d’un ton interrogatif, à voix basse :

— « C’est presque à se demander si la France, si ceux qui dirigent la France — en acceptant que la Russie mobilise, en acceptant que la Russie réponde à la provocation autrichienne par une autre provocation, et à l’ultimatum allemand par une fin de non-recevoir — n’ont pas déjà, implicitement, accepté la guerre ! »

— « . La mobilisation russe n’est que partielle », spécifia Jacques, sans grande conviction.

— « Mobilisation partielle ? Quelle différence avec une mobilisation générale, provisoirement déguisée ? »

La voix de Mithœrg, qui était assis sur la banquette du fond, près de Charchowsky et de Richardley, s’éleva, violente :

— « La Russie ? Elle mobilise, soyez sûrs ! La Russie, elle est dans les mains du Militarismus tsariste ! Tous les gouvernements de l’Europe, à ce jour, ils sont pareillement prisonniers des forces de réaction ! prisonniers aussi d’un régime, d’un système, qui, par son être même, a besoin de guerres ! Voilà, mon Camm’rad ! La libération des Slaves ? Prétexte ! Le tsarisme, il n’a pas rien fait d’autre que l’opprimation des Slaves ! En Pologne, il les a écrasés ! En Bulgarie, il a fait semblant de les rendre libres, pour mieux les tenir dans l’opprimation ! La vérité, c’est la vieille bataille, qui voudrait recommencer entre le Militarismus russe et le Militarismus de l’Œsterreich ! »

À la table voisine, Boissonis, Quilleuf, Paterson et Saffrio, ergotaient à perte de vue sur les desseins de plus en plus impénétrables du gouvernement de Berlin. Pourquoi le Kaiser, qui multipliait les protestations pacifiques, s’obstinait-il à refuser sa médiation, alors qu’un conseil un peu ferme eût suffi pour décider François-Joseph à se contenter d’un succès diplomatique d’ores et déjà éclatant ? L’Allemagne n’avait aucun intérêt à ce que la Serbie fût envahie par les troupes autrichiennes. Pourquoi faire courir à l’Allemagne, à l’Europe, un pareil risque, si, comme l’affirmaient les social-démocrates, Berlin ne voulait pas la guerre ?… Paterson fit remarquer que l’attitude de la Grande-Bretagne n’était, d’ailleurs, pas plus facile à déterminer.

— « Toute l’attention européenne va se tourner vers l’Angleterre », dit sentencieusement Boissonis. « Du fait de la déclaration de guerre autrichienne qui rompt la conversation bilatérale entre Vienne et Pétersbourg, les négociations ne peuvent plus se poursuivre que par l’entremise de Londres. Le rôle arbitral des Anglais prend donc un surcroît d’importance. »

Paterson, qui, dès son arrivée à Bruxelles, avait couru voir ses compatriotes socialistes, affirma que, dans la délégation anglaise, on s’inquiétait grandement d’un bruit qui circulait au Foreign Office : dans l’entourage de Grey, des personnalités influentes, effrayées à l’idée que les protestations de neutralité pouvaient indirectement favoriser les plans belliqueux des Empires centraux, poussaient, disait-on, le ministre à prendre enfin parti ; ou, du moins, à avertir l’Allemagne que, si, dans l’éventualité d’un conflit austro-russe, la neutralité anglaise ne faisait pas question, il ne pouvait pas en être de même dans l’hypothèse d’une guerre franco-allemande. Les socialistes anglais, fidèles à la neutralité, craignaient que Grey ne cédât à cette pression ; et d’autant plus que, aujourd’hui, une déclaration en ce sens n’eût pas rencontré dans l’opinion publique anglaise la même réprobation que la semaine précédente : en effet, la rigueur inouïe de l’ultimatum, et l’obstination de l’Autriche à attaquer la Serbie, avaient, outre-Manche, soulevé contre Vienne l’indignation générale.