Il faudrait maintenant que l’immense majorité des hommes qui veulent la paix impose enfin à l’infime minorité de ceux qui ont intérêt à fomenter des guerres, une organisation forte, capable de la défendre à l’avenir, — une Ligue des Nations, disposant au besoin d’une police internationale, et d’une autorité arbitrale capable d’interdire à jamais l’emploi de la force. Que les gouvernements soumettent la question à un plébiscite général ; le résultat n’est pas douteux !
Ce matin, à table, il n’y a eu naturellement que le commandant Reymond pour s’indigner et traiter Wilson de « puritain illuminé », totalement ignorant des « réalités européennes ». Exactement le son de cloche de Rumelles, chez Maxim’s. Goiran lui a bien tenu tête : « Si la paix à venir n’était pas une réconciliation, dans un commun souci de justice, pour la création d’une Europe solidaire, cette paix, que des millions de pauvres bougres ont payée si cher, ne serait rien d’autre qu’un traité de plus, un simulacre de paix, condamné à être balayé à la première occasion par le désir de revanche des vaincus ! » — « On sait ce que valent et ce que durent les Saintes Alliances », disait Reymond. Et comme j’étais intervenu, je me suis attiré cette boutade (peut-être pas si sotte, à la réflexion ; et moins paradoxale qu’elle n’en a l’air) : « Naturellement, Thibault, vous êtes bien trop réaliste pour ne pas être sensible aux séductions des utopies ! » (Cela demanderait examen.)
Premières gouttes. Si l’orage pouvait nous donner une nuit fraîche !
Mauvaise nuit. Étouffements. Pas dormi deux heures, et en combien de fois ?
Pensé à Rachel. Par ces nuits chaudes, le parfum du collier est insoutenable. Elle aussi, fin stupide, dans un lit d’hôpital. Seule. Mais on est toujours seul pour sa fin.
Pensé brusquement à ceci : que, ce matin comme chaque matin, à cette heure-ci, quelque part dans les tranchées, des milliers de malheureux attendent le signal de l’assaut. Me suis appliqué cyniquement à y chercher du réconfort. En vain. Je les envie plus d’être bien portants et de courir leur chance, que je n’arrive à les plaindre d’avoir à enjamber le parapet…
Dans ce Kipling que j’essaie de lire, je trouve ce mot : juvénile. Je pense à Jacques… juvénile : épithète qui lui convenait si bien ! N’a jamais été qu’un adolescent. (Voir dans les dictionnaires les caractères typiques de l’adolescent. Il les avait tous : fougue, excessivité, pudeur, audace et timidité, et le goût des abstractions, et l’horreur des demi-mesures, et ce charme que donne l’inaptitude au scepticisme…)
Aurait-il été, dans son âge mûr, autre chose qu’un vieil adolescent ?
Je relis mes notes de cette nuit. La phrase de Reymond : utopies… Non. Me suis toujours défié — exagérément même — des entraînements illusoires. Ai toujours retenu cette maxime de je ne sais qui — que « le pire dérèglement de l’esprit, c’est de croire les choses parce qu’on veut qu’elles soient ». Vraiment, non. Quand Wilson déclare : « Ce que nous demandons, c’est que le monde soit rendu pur et qu’il soit possible d’y vivre », là, mon scepticisme résiste : pas assez d’illusions sur la perfectibilité de l’homme pour espérer que le monde, aménagé par lui, soit jamais rendu « pur ». Mais quand Wilson ajoute : « et qu’il soit rendu sûr pour toutes les nations qui aiment la paix », j’emboîte le pas. Rien de chimérique. La société a bien obtenu des individus qu’ils renoncent à se faire justice eux-mêmes, et qu’ils soumettent leurs querelles à des tribunaux ! Pourquoi n’empêcherait-on pas les gouvernements de jeter les peuples les uns contre les autres, quand ils ont des sujets de désaccord ? La guerre, loi de nature ? La peste aussi. Toute l’histoire de l’humanité est lutte victorieuse contre des forces nuisibles. Les principales nations de l’Europe ont bien su, peu à peu, forger leurs unités nationales. Pourquoi le mouvement n’irait-il pas s’amplifiant, jusqu’à la réalisation d’une unité continentale ? Nouvelle étape, nouvel essor de l’instinct social. « Et le sentiment patriotique ? » dirait le commandant. Ce n’est pas le sentiment patriotique, instinct naturel, qui pousse à la guerre : c’est le sentiment nationaliste, sentiment acquis, et artificiel. L’attachement au sol, au dialecte, aux traditions, n’implique aucune hostilité violente envers le voisin : Picardie et Provence, Bretagne et Savoie. Dans une Europe confédérée, les instincts patriotiques ne seraient rien de plus que des caractères régionaux.
« Chimérique ! » C’est par là, évidemment, qu’ils vont tous essayer de torpiller les idées de Wilson. Agaçant de voir dans la presse que, même les plus favorables aux projets américains, l’appellent « grand visionnaire », « prophète des temps futurs », etc. Pas du tout ! Ce qui me frappe, au contraire : son bon sens. Ses idées sont simples, à la fois neuves et très anciennes : aboutissement de toutes les tentatives et expériences de l’histoire. L’Europe va se trouver demain à un grand croisement de routes : ou bien la réorganisation fédérative ; ou bien le retour au régime des guerres successives, jusqu’à épuisement de tous. Si, par impossible, l’Europe se refusait à faire la paix raisonnable proposée par Wilson — et qui est la seule vraie, la seule durable : la paix du désarmement définitif — elle s’apercevrait bientôt (et à quel prix peut-être ?) qu’elle s’est de nouveau fourvoyée dans l’impasse, et vouée à de nouveaux massacres. Peu probable, heureusement.
Journée pénible. Repris par le désespoir. L’impression d’être tombé dans une trappe ouverte… Je méritais mieux. Je méritais (orgueil ?) ce « bel avenir » que me promettaient mes maîtres, mes camarades. Et tout à coup, au tournant de cette tranchée, la bouffée de gaz… Ce piège, ce traquenard tendu par le destin !…
3 heures. — Trop essoufflé pour m’endormir. Ne respire qu’assis, calé sur trois oreillers. J’ai rallumé pour prendre mes gouttes. Et écrire ceci :
Je n’ai jamais eu le temps ni le goût (romantique) de tenir un journal. Je le regrette. Si je pouvais aujourd’hui avoir là, entre mes mains, noir sur blanc, tout mon passé depuis ma quinzième année, il me semblerait davantage avoir existé ; ma vie aurait un volume, du poids, un contour, une consistance historique ; elle ne serait pas cette chose fluide, informe comme un rêve oublié dont on ne peut rien ressaisir. (De même, l’évolution d’une maladie, s’inscrit, se fixe, sur la feuille de température.)
J’ai commencé ce carnet pour exorciser les « spectres ». Je le croyais. Au fond, un tas de raisons obscures : passe-temps, complaisance envers moi-même, et aussi sauver un peu de cette vie, de cette personnalité qui va disparaître et dont j’étais si fier. Sauver ? Pour qui ? Pour quoi ? Absurde, puisque je sais que je n’aurai pas le temps, le recul, de me relire. Pour qui donc ? Pour le petit ! Oui, cela vient de m’apparaître, à l’instant, pendant cette insomnie.
Il est beau, ce petit, il est fort, il pousse dru, tout l’avenir, le mien, tout l’avenir du monde, est en lui ! Depuis que je l’ai vu, je songe à lui, et l’idée que, lui, il ne pourra songer à moi, m’obsède. Il ne m’aura pas connu, il ne saura rien de moi, je ne laisse rien, quelques photos, un peu d’argent, un nom : « l’oncle Antoine ». Rien. Pensée, par moments, intolérable. Si j’avais, pendant ces mois de sursis, la patience d’écrite au jour le jour dans ce carnet… Peut-être, plus tard, petit Jean-Paul, auras-tu la curiosité d’y chercher ma trace, une empreinte, ma dernière empreinte, la trace des pas d’un homme qui s’en va ? Alors, « l’oncle Antoine » deviendrait pour toi un peu plus qu’un nom, qu’une photo d’album. Je sais bien, l’image ne peut guère être ressemblante : entre l’homme que j’étais, et ce malade rongé par son mal… Pourtant, ce serait quelque chose tout de même, mieux que rien ! Je m’accroche à cette espérance.