Trop las. Fiévreux. L’infirmier de garde a vu la lumière. Me suis fait donner un oreiller de plus. Ces gouttes n’agissent plus du tout. Demander autre chose à Bardot.
Lueur bleuâtre de la fenêtre dans la nuit. Est-ce encore la lune ? Est-ce déjà le jour ?… (Tant de fois, après un assoupissement dont je ne parvenais pas à évaluer la durée, j’ai allumé pour regarder l’heure, et lu avec découragement sur le cadran narquois : 11 h 10… 1 h 20… !)
4 h 35. Ce n’est plus la lune. C’est la pâleur qui précède l’aube. Enfin !
L’amère, l’irritante douceur de ces journées de vague souffrance, dans ce lit…
Le déjeuner est fini. (Ces repas interminables, sur la petite table de malade, ces attentes qui usent la patience, qui coupent le peu d’appétit qu’on pourrait avoir !… Toutes les dix minutes, Joseph et son plateau, une portion de dînette dans une soucoupe…) De midi à 3 h, c’est l’heure creuse et calme où le jour emprunte à la nuit son silence, coupé par les toux voisines, que j’identifie, sans même y penser, comme des voix connues.
À 3 heures, le thermomètre, Joseph, les bruits du couloir, les appels dans le jardin, la vie…
Deux tristes jours. Hier, radio. Les paquets de ganglions bronchiques ont encore augmenté. Je le sentais bien.
Kuhlmann, qui avait prononcé au Reichstag ce discours si modéré, a dû démissionner. Mauvais symptôme de l’état d’esprit allemand. Par contre, l’avance italienne dans le delta du Piave se confirme.
Resté au lit. Quoique la journée ait été moins pénible que je ne craignais. Ai pu recevoir quelques visites, Darros, Goiran. Longue consultation ce matin, en présence de Sègre, que Bardot a envoyé chercher. N’ont rien trouvé de spécialement inquiétant ; pas d’aggravation sérieuse. Et autour de moi, tous s’abandonnent à l’espoir. J’ai beau me répéter qu’il ne faut pas prendre ses désirs pour des réalités, je me sens gagné moi-même par cette vague de confiance. Évidemment, nous gagnons du terrain : Villers-Cotterêts, Longpont… La 4e armée… (Si ce brave Thérivier y est toujours, il doit avoir du travail !) Évidemment, aussi, il y a l’échec autrichien, qui a été complet. Et le nouveau front oriental du Japon. Mais Goiran, bien renseigné souvent, prétend que, depuis que Paris est bombardé, le moral est gravement touché ; même à l’avant, où les hommes n’acceptent pas de savoir leurs femmes, leurs enfants, menacés comme eux. Il reçoit beaucoup de lettres. On n’en peut plus. On n’en veut plus. Que la guerre finisse, à n’importe quel prix !… Elle finira bientôt, peut-être, à la remorque des Américains. J’y vois un avantage : si nos gouvernants laissent l’Amérique terminer la guerre, ils seront bien obligés de lui laisser faire la paix — la sienne, celle de Wilson, pas celle de nos généraux.
Si le mieux continue demain, écrirai enfin à Jenny.
Beaucoup souffert ces derniers jours. Sans force, sans goût à rien. Carnet à portée de la main, mais aucune envie de l’ouvrir. À peine le courage de faire chaque soir bilan santé, sur l’agenda.
Depuis ce matin, apparence de mieux. Étouffements plus espacés, crises courtes, toux moins profonde, supportable. Serait-ce le traitement d’arsenic, recommencé depuis dimanche ? Rechute enrayée, cette fois encore ?
Le pauvre Chémery, plus à plaindre que moi ! Phénomènes septicémiques. Broncho-pneumonie gangreneuse à foyers disséminés. Fichu.
Et Duplay, phlébite suppurée de la veine crurale droite !… Et Bert, et Cauvin !
Tout ce qui dort dans les replis ! (Tous ces germes ignorés, que la guerre, par exemple, m’a fait découvrir en moi… Même des possibilités de haine et de violence, voire de cruauté… Et le mépris du faible… Et la peur, etc. Oui, la guerre m’a fait apercevoir en moi les instincts les plus vils, tous les bas-fonds de l’homme. Serais capable maintenant de comprendre toutes les faiblesses, tous les crimes, pour en avoir surpris en moi le germe, la velléité.)
Mieux certain. Pour combien de temps ?
J’en ai profité pour écrire enfin la lettre. Cet après-midi. Plusieurs brouillons. Difficile de trouver la note juste. J’avais d’abord songé à préparer le terrain par quelques manœuvres d’approche. Mais je me suis décidé pour la lettre unique, longue, et complète. Bon espoir. Telle que je crois la connaître, préférable avec elle d’aborder les questions de front. Me suis appliqué à présenter la chose comme une affaire de pure forme, indispensable à l’avenir du petit.
La levée de ce soir était faite. J’ai jusqu’à demain matin pour relire ma lettre, et décider si je l’envoie.
Attaques allemandes en Champagne. Rochas doit être dans la danse. Est-ce le déclenchement de leur fameux plan : atteindre la Marne, pousser sur Saint-Mihiel, encercler Verdun, et se retourner vers l’ouest, direction Marne et Seine ? Ils progressent déjà au nord et au sud de la Marne. Dormans est menacé. (Je revois si bien la ville, le pont, la place de l’église, l’ambulance en face du portail…) Que l’échéance est encore lointaine ! Aucune chance d’en voir même les premiers signes. En mettant tout au mieux : 1919, l’année des débuts américains, une année d’apprentissage ; 1920, l’année de lutte intense, décisive ; 1921, l’année de la capitulation des Centraux, de la paix Wilson, de la démobilisation…
Relu ma lettre, une dernière fois. Ton satisfaisant, sans équivoque possible ; et les arguments, convaincants au maximum. Elle ne peut pas ne pas comprendre, ne pas accepter.
Viens d’apercevoir Sègre en caleçon. Plus aucune ressemblance avec Monsieur Thiers !
Noter ce qui s’est passé ce matin.
Levé plus tôt, pour expédier ma lettre par la voiture de l’économe. En allant baisser mon store, j’ai surpris, dans l’entrebâillement d’une des fenêtres du pavillon 2, Sègre, M. le professeur Sègre, faisant toilette. Torse nu, caleçon collant (ses pauvres fesses de vieux dromadaire !), la mèche mouillée, aplatie, collée au crâne… Il était fort occupé à se brosser les dents. Suis tellement habitué à le voir en Monsieur Thiers, tel qu’il se montre à nous, solennel, cérémonieux, sanglé dans ses vêtements, le toupet au vent, le menton tendu, ne perdant pas un pouce de sa petite taille, — que, d’abord, je ne l’ai pas reconnu. L’ai regardé cracher une eau mousseuse, puis se pencher vers son miroir, enfoncer ses doigts dans sa bouche, extraire son râtelier, l’examiner d’un air soucieux, et le flairer avec une curiosité d’animal. À ce moment, j’ai reculé brusquement jusqu’au milieu de la chambre, gêné, inexplicablement ému. Éprouvant tout à coup pour ce pète-sec prétentieux — que dire ? — une sympathie fraternelle…
Ce n’est pas la première fois que pareille chose m’arrive. Sinon pour Sègre, du moins pour d’autres. Voilà des mois que je suis ici, en contact, en promiscuité, avec ces médecins, ces infirmiers, ces malades. Je connais si bien leurs silhouettes, leurs gestes, leurs manies, que je peux sans me tromper identifier de loin une nuque émergeant d’un fauteuil, une main qui vide un cendrier par la fenêtre, deux voix qui passent derrière le mur du potager. Mais ma camaraderie n’a jamais franchi les limites de la plus banale réserve. Même au temps où j’étais comme les autres, libre d’esprit, sociable, je me suis toujours senti séparé de tous par une cloison étanche, étranger parmi des étrangers. D’où vient que cette sensation d’isolement peut fondre soudain, céder la place à un élan de fraternité, presque de tendresse, pour peu que je surprenne l’un d’entre eux au cœur de sa solitude ? Tant de fois, il m’a suffi d’apercevoir (au hasard d’un jeu de glaces, d’une porte entrouverte), un voisin d’étage en train de faire un de ces humbles gestes auxquels on ne s’abandonne que si l’on est assuré d’être seul (penché sur une photo subrepticement tirée d’une poche ; ou se signant avant de se mettre au lit ; ou, moins encore : souriant à une pensée secrète, d’un air vaguement égaré) — pour découvrir aussitôt en lui le prochain, le semblable, un pareil à moi, dont, une minute, je rêve de faire mon ami !