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Et pourtant, inaptitude totale à « faire ami ». N’ai pas d’ami. N’en ai jamais eu. (Ce que j’enviais tant à Jacques : ses amitiés.)

Retrouve du plaisir à écrire. Vais certainement beaucoup mieux depuis ces derniers jours.

Soir.

Ce matin, à table, souvenirs de guerre. (Après la paix, les histoires de guerre remplaceront les histoires de chasse.) Darros raconte une patrouille, en Alsace, tout à fait au début. Le soir, il traverse avec quelques hommes un village évacué, silencieux, sous la lune. Trois fantassins allemands, couchés sur le trottoir, leurs flingots près d’eux, endormis, ronflants. Il dit : « De si près, ça n’était plus des Boches, ça n’était plus que des copains fourbus. J’ai hésité deux secondes. J’ai décidé de continuer ma route, sans voir. Et les huit bonshommes qui étaient derrière moi ont fait de même. Nous avons passé à dix mètres des dormeurs, sans tourner la tête. Et jamais aucun de nous n’a fait allusion à ce que nous avions fait, d’un commun accord, ce soir-là. »

20 juillet.

Hier, « inspection » de la clinique par une « Commission ». Toutes les huiles de la région. Depuis la veille, Sègre, Bardot et Mazet étaient sur les dents. Sinistres souvenirs de caserne. À l’arrière, la guerre n’a rien changé.

Rien à dire sur « discipline, force des armées » — parbleu !… Je songe à Brun, à d’autres médecins militaires. Leur infériorité par rapport aux médecins de réserve. Due pour une grande part au fait qu’ils ont travaillé des années dans le respect de la hiérarchie. Habitude prise d’obéir ; de limiter au nombre de leurs galons la liberté de leur diagnostic, le sens de leur responsabilité.

Discipline militaire. Me souviens du féroce Paoli, le sous-officier de l’infirmerie, au dépôt de Compiègne. Sa tête de souteneur, ses yeux toujours injectés. Pas mauvais bougre, peut-être : il allait tous les soirs au bord de l’eau cueillir du chènevis pour son sansonnet… De cette race abominable et réprouvée des rempilés d’avant-guerre. (Pourquoi rempilé ? Sans doute parce qu’il avait trouvé dans ce métier l’unique occasion de pouvoir régner sur ses semblables, par la terreur.) Il était chargé par le major d’inscrire les jeunes soldats qui se présentaient à la visite. J’entendais, de mon bureau, les malades frapper à sa porte. Toujours la même question, à pleine gueule : « Alors, nom de Dieu ! Est-ce oui ou merde ? » J’imaginais la tête effarée du bleu. « Eh bien, si c’est merde, vous pouvez disposer ! » Le bleu faisait demi-tour, sans demander son reste ! Le major prétendait que Paoli était un excellent gradé : « Avec lui, plus jamais de fricoteurs. »

« L’Armée est la grande école d’une nation », disait Père. Et il poussait vers les bureaux de recrutement ses pupilles de Crouy.

21, dimanche.

Analyses de la semaine marquent déphosphatisation et déminéralisation régulièrement progressives, malgré tous les efforts.

Communiqué. Les nouvelles sont bonnes. Avance au sud de l’Ourcq. Avance sur Château-Thierry. Le mouvement va de l’Aisne à la Marne. On a dit que Foch se réservait, à son heure, de passer de la défensive à l’offensive. L’heure est-elle venue ?

Le commandant occupe ses journées à déplacer ses drapeaux sur la carte. Discussions envenimées sur la « trahison » Malvy et la Haute Cour. La politique reprend ses droits dès que les communiqués sont meilleurs.

22, soir.

Kérazel a eu aujourd’hui la visite de son beau-frère, député de la Nièvre. A déjeuné avec nous. Radical-socialiste, je crois. Peu importe : tous les partis, maintenant, ont adopté le conformisme de l’état de guerre, et rabâchent les mêmes lieux communs. Conversation d’une médiocrité accablante. Ceci, pourtant : à propos des offres de paix de l’Autriche, transmises au gouvernement français par Sixte de Bourbon, au printemps de l’an dernier. Goiran s’indignait du refus de la France. Il paraît que le plus intransigeant aurait été le vieux Ribot, qui a su convaincre Poincaré et Lloyd George. Et l’un des arguments invoqués dans les milieux politiques français aurait été celui-ci : « Impossible d’examiner une paix apportée à la République par un membre de la maison de Bourbon. La propagande monarchiste en tirerait trop grand avantage. Danger pour l’avenir du régime. Surtout à l’heure où le pouvoir est entre les mains des généraux !… »

À peine croyable !

23 juillet.

Le député, hier. Beau spécimen de la fébrilité moderne ! Arrivé de Paris par le rapide de nuit, pour gagner douze heures. Consulte sans cesse sa montre, d’un œil fiévreux. Comme une légère ébriété : sa main vacillait en touchant la carafe. Sa pensée trébuche en maniant les idées.

Prend le déplacement pour l’activité, et son activité incohérente pour du travail. Prend la hauteur du verbe pour un argument rationnel. Et le ton péremptoire pour un signe d’autorité, de compétence. Dans la conversation, prend le détail anecdotique pour une idée générale. En politique, prend l’absence de générosité pour du réalisme intelligent. Prend sa bonne santé pour du cran, et la satisfaction de ses appétits pour une philosophie de la vie. Etc.

Peut-être aussi a-t-il pris mon silence pour une approbation béate ?…

23 juillet, soir.

Le courrier. Réponse de Jenny.

Je regrette maintenant de ne pas m’être d’abord adressé à la mère, comme j’y avais songé. Jenny refuse. Lettre mesurée, mais ferme. Elle revendique dignement l’entière responsabilité de ses actes. C’est librement qu’elle s’est donnée. L’enfant de Jacques ne doit pas avoir d’autre père, même aux seuls yeux de la loi. La femme de Jacques ne doit pas se remarier. Elle n’a rien à redouter des jugements de son fils, etc.

Il est visible que mes considérations pratiques, loin de l’ébranler, lui paraissent parfaitement négligeables, voire mesquines. Ne le dit pas, mais emploie plusieurs fois les termes de « convenances sociales », « préjugés d’autrefois », etc., sur un ton clairement méprisant.

Bien entendu, je ne renonce pas. Revenir à la charge, autrement. Puisque ces « convenances sociales » n’ont aucune valeur, pourquoi s’insurger contre elles ? C’est justement leur donner une importance qu’elles n’ont pas ! Surtout, insister sur ceci : qu’il ne s’agit pas d’elle, mais de Jean-Paul. Le discrédit, qui s’attache encore aux naissances irrégulières, est absurde — d’accord. Mais c’est un fait. Si je lui fais comprendre ça, elle n’hésitera pas à accepter mon nom et à me laisser reconnaître l’enfant. Les circonstances sont exceptionnelles : tout est tellement simplifié par ma disparition prochaine !