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Vais tâcher de lui répondre aujourd’hui même.

Ai eu le tort, aussi, de ne pas donner assez de précisions sur la manière dont les choses se passeront. Elle a dû imaginer des situations gênantes. Mettre les points sur les i. Lui dire : « Vous aurez simplement à prendre, un soir, le rapide. Je vous attendrai à Grasse. Tout sera prêt à la mairie. Et deux heures après votre arrivée, vous reprendrez le train pour Paris. Mais avec un état civil en règle ! »

24.

Content de ma lettre d’hier. Ai bien fait de ne pas remettre à aujourd’hui. Mauvaise journée. Très fatigué par le nouveau traitement.

Trop bête de penser qu’il suffit d’une formalité administrative, pour épargner définitivement à ce petit toutes les difficultés qui l’attendent. Impossible que je ne parvienne pas à convaincre Jenny.

25 juillet.

Journaux. Château-Thierry est occupé par nous. Défaite allemande, ou recul stratégique ? La presse suisse affirme que l’offensive de Foch n’est pas commencée. Le but actuel serait seulement d’entraver le repli des Allemands. L’immobilité des Anglais sur le front rend l’hypothèse plausible.

Crises d’étouffements, plus nombreuses, avec angoisses. Oscillations de température. Abattement.

Samedi 27.

Mauvaise nuit. Mauvais courrier : Jenny s’obstine.

Après-midi.

Piqûre. Deux heures de répit.

Lettre de Jenny. Elle ne veut pas comprendre. Se bute. Ce qui n’est qu’un jeu d’écriture prend à ses yeux de femme l’importance d’un reniement. (« Si je pouvais consulter Jacques, il me déconseillerait sans aucun doute cette concession aux préjugés les plus bas… Je croirais le trahir, si je… » Etc.)

Irritant, tout ce temps perdu à discuter. Plus elle tardera à consentir, moins je serai en état pour toutes les démarches (réunir les pièces, obtenir que le mariage ait lieu ici, publication des bans, etc.).

Trop peu vaillant pour lui écrire aujourd’hui. Suis décidé à porter, moi aussi, la question sur le terrain sentimental. Mettre en avant l’apaisement moral que j’éprouverais, si j’avais enfin la certitude d’épargner à ce petit une existence difficile. Exagérer même mes inquiétudes. Conjurer Jenny de ne pas me refuser cette dernière joie, etc.

28.

Lettre écrite, et expédiée. Non sans un pénible effort.

29 juillet.

Journaux. Pression sur la totalité du front, de l’Aisne, de la Vesle. La Marne, dégagée. Fresnes, la forêt de la Fère, Villeneuve, et Ronchères, et Romigny, et Ville-en-Tardenois…

Me souviens si bien de tous ces coins-là !

Dans le jardin.

Ce que j’ai sous les yeux. Tout autour, d’autres jardins pareils au nôtre, avec leurs orangers en boule, leurs citronniers, leurs oliviers gris, les troncs écorchés des eucalyptus, les tamaris plumeux, et ces plantes à larges feuilles, genre rhubarbe, et ces jarres d’où tombent des cascades de roses, de géraniums. Débauche de couleurs : toutes les nuances de l’arc-en-ciel. Chacune de ces habitations qu’on aperçoit, et qui brille au soleil à travers sa haie de cyprès, est crépie d’un ton différent : blanc, rose, mauve, orangé. Le vermillon des tuiles, contre le bleu du ciel. Et ces vérandas de bois, peintes en brun, en pourpre, en vert sombre ! À droite, la plus proche : une maison ocre à volets bleu pervenche. Et cette autre, d’un blanc si cru, avec ses jalousies d’un vert acide, et son large pan d’ombre violacée !

Qu’il serait bon d’avoir sa maison là, de faire son bonheur là, d’avoir toute une vie à vivre là…

Dans la rangée noire des cyprès, un coup de soleil donne un éclat presque insoutenable aux porcelaines du poteau télégraphique.

30, soir.

Suis redescendu aujourd’hui. Ce que je n’avais pu faire ces deux jours.

Désemparé, hébété. Je regarde la vie, les autres, comme si l’univers m’était devenu surprenant, incompréhensible, depuis que je suis rejeté hors de l’avenir.

L’avance paraît déjà arrêtée.

Et voilà les Russes (Lénine) qui déclarent la guerre aux Alliés.

Soir.

Souvenir : après la mort de Père, j’avais emporté chez moi son papier à lettres ; trois mois plus tard, j’écrivais un mot au Patron, je retourne la feuille, elle avait été commencée par Père : Lundi. Cher Monsieur, j’ai reçu ce matin seulement… Rencontre brutale qui fait toucher la mort comme avec la main ! Sa petite écriture appliquée, ces quelques mots vivants, cet effort interrompu à jamais !

AOUT

1er août 18.

Toujours l’offensive du Tardenois. Tient-on enfin le bon bout ? Mais à quel prix ? Avance importante entre Soissons et Reims. Bardot a reçu une lettre de la Somme ; on dit qu’une autre offensive, franco-anglaise, se prépare à l’est d’Amiens. (Amiens, en août 14… Cette pagaïe, partout ! J’en ai bien profité ! Ce que j’ai pu rafler de morphine, et de cocaïne, grâce au petit Ruault, à la pharmacie de l’hôpital, pour réapprovisionner notre poste de secours ! Et ce que ça m’a servi, quinze jours plus tard, pendant la Marne !)

La Chambre a voté l’appel de la classe 20. Ce doit être celle de Loulou. Pauvre gosse, il n’a pas fini de regretter l’hôpital Fontanin.

2 août.

Plus aucun espoir de vaincre l’obstination de Jenny. Cette fois, le non définitif. Lettre courte, pleine d’affection, mais inébranlable. Et tant pis. (Le temps est loin où le moindre échec m’était impossible à accepter. J’abandonne.) Son refus, elle en fait maintenant une question de principe — et assez inattendu ! — de principe révolutionnaire… Elle ne craint pas d’écrire : « Jean-Paul est un bâtard, il restera un bâtard, et si cette situation irrégulière doit mettre, de bonne heure, l’enfant de Jacques en lutte contre la société, tant mieux : son père n’aurait pas souhaité de meilleur départ pour son fils ! » (Possible, en effet… Soit, donc ! Et que triomphe, même après la mort, l’esprit de révolte que Jacques portait en lui !)

3, nuit.

C’est l’heure où j’aime écrire. Plus lucide que dans la journée, plus seul encore avec moi.

Jenny. Réserve faite quant au fond, je dois reconnaître que ses lettres forment un tout, parfaitement cohérent. Ne manquent ni de force ni de grandeur. Imposent le respect.

À Jean-Paul :

Tu les admireras un jour, ces lettres, mon petit, si tu as la curiosité de lire les papiers de l’oncle Antoine. Je sais que dans ce débat tu donneras sans hésiter raison à ta mère. Soit. Le courage, la générosité de cœur, sont de son côté, non du mien. Je te demande seulement de me comprendre, de voir dans mon insistance autre chose qu’une soumission opportuniste et rétrograde aux préjugés bourgeois. Cette génération qui vient et qui est la tienne, je crains qu’elle ne soit aux prises, dans tous les domaines, avec des difficultés terribles et pour longtemps peut-être insurmontables. Auprès desquelles, celles que nous avons pu rencontrer, ton père et moi, ne sont rien. Cette pensée, mon petit, m’étreint le cœur. Je ne serai pas là pour t’assister dans cette lutte. Alors, il m’aurait été doux de penser que j’avais tout de même fait quelque chose pour toi. De me dire que, en te laissant un état civil régulier, en te faisant porter mon nom, le nom de ton père, j’avais du moins supprimé de ta route un de ces obstacles qui t’attendent, le seul contre quoi je pouvais quelque chose ; — et dont je veux bien croire, avec ta maman, que je m’exagère un peu l’importance.