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4 août.

Journaux. Soissons, repris. Il était occupé par eux depuis la fin de mars. Nous voilà sur l’Aisne et sur la Vesle, devant Fismes. (Fismes, encore des souvenirs ! C’est là que j’ai croisé le frère de Saunders, qui montait en ligne, et qui n’est pas revenu.)

Sage discours du père Lansdowne. L’écoutera-t-on ? Du train dont vont les choses — c’est aussi l’avis de Goiran — il y aura essai de négociations avant l’hiver. Mais Clemenceau fera le sourd tant qu’il n’aura pas joué sa dernière carte : les Américains.

En Russie. Là-bas aussi, il doit se passer des choses. Débarquement des Alliés à Arkhangelsk, des Japonais à Vladivostok. Mais, avec le peu de renseignement qu’on laisse passer, comment comprendre quelque chose au chaos russe ?

Soir.

Sègre revient de Marseille. À l’état-major, on dit que la première partie de la contre-offensive alliée, commencée le 18, s’achève. Les buts seraient atteints : front rectiligne de l’Oise à la Meuse ; plus de saillie permettant un coup de force imprévu. Va-t-on s’installer sur cette nouvelle ligne pour tout l’hiver ?

5 août.

Dois-je me féliciter des résultats du nouveau calmant de Mazet ? Aucun effet sur insomnie. Mais pouls régulier, apaisement nerveux, sensibilité moindre. Lucidité d’esprit, activité d’esprit, décuplées. (Semble-t-il.) Tout compte fait, nuits sans sommeil mais presque agréables, comparées à certaines.

Profitables au carnet !

Joseph, parti en permission. Remplacé par le vieux Ludovic. Ses bavardages me cassent la tête. Je fuis, quand il vient faire le ménage. Ce matin, retenu tard au lit pour les pointes de feu, me suis trouvé à sa merci. Conversation d’autant plus fatigante qu’elle était coupée de hoquets, aboiements, etc., etc., parce qu’il s’était mis dans l’idée de cirer « son » parquet. Dansait une sorte de gigue sur deux brosses, en monologuant.

M’a raconté son enfance, en Savoie. Et toujours : « C’était le bon temps, Monsieur le major ! » (Oui, vieux Ludovic, moi aussi, maintenant, chaque fois que ma mémoire repêche une parcelle du passé, — même une parcelle qui a été pénible à vivre : « C’était le bon temps ! »)

Il use de locutions savoureuses, comme Clotilde, mais d’un autre style, moins patoisant. M’a dit notamment que son père était apiéceur. C’est-à-dire l’ouvrier qui, dans les ateliers de confection, est chargé d’apiécer, d’ajuster entre elles les pièces taillées par le coupeur. Joli mot. Que d’esprits (Jacques)… auraient besoin de recourir à l’apiéceur pour coordonner ce qu’ils ont appris !

Jenny, dans une de ses dernières lettres, parle de Jacques, de sa « doctrine ». Pas de terme plus impropre. Me garderai bien d’ouvrir un débat là-dessus avec elle. Mais il me paraît assez dangereux pour l’éducation du petit qu’elle considère comme une « doctrine » les pensées plus ou moins décousues que Jacques a pu exprimer devant elle, et qu’elle a plus ou moins exactement retenues !

Si tu lis jamais ceci, Jean-Paul, n’en conclus pas trop vite que les pensées de ton père étaient jugées incohérentes par l’oncle Antoine. Je veux seulement dire que ton père, comme les impulsifs, donnait l’impression d’avoir sur la plupart des questions des vues diverses, souvent contradictoires, et qu’il ne parvenait guère lui-même à coordonner. Dont il ne réussissait guère, tout au moins, à tirer une certitude précise, solide, durable, des directives nettement orientées. Sa personnalité, de même, était composée d’éléments hétérogènes, opposés et également impérieux — ce qui constituait sa richesse — mais entre lesquels il avait du mal à faire un choix, et dont il n’a jamais su faire un tout harmonieux. De là son éternelle inquiétude, et ce malaise passionné dans lequel il a vécu.

Peut-être, d’ailleurs, sommes-nous tous, à des degrés variables, pareils à lui. Nous, j’entends : ceux qui n’ont jamais adhéré à un système tout construit ; ceux qui — faute d’avoir, à un certain moment de leur évolution, adopté une philosophie précise, une religion, une de ces plates-formes stables, placées une fois pour toutes hors d’atteinte, hors de discussion, — sont condamnés à faire périodiquement la révision de leurs points d’appui, et à s’improviser des équilibres successifs.

6 août, 7 heures du soir.

Le vieux Ludovic. Avec ces mêmes gros doigts qui ont mis puis retiré le thermomètre au 49, nettoyé le crachoir du 55 et du 57, il me sucre ma tasse de tilleul, après avoir entré sa main jusqu’au fond du sucrier. Et je dis : « Merci, Ludovic… »

Journée médiocre. Mais je n’ai plus le droit de faire le difficile.

Ce soir, piqûre. Répit.

Nuit.

Souffre peu. Mais insomnie.

Ce que j’écrivais hier pour Jean-Paul : passablement inexact en ce qui me concerne. Tu pourrais croire que j’ai passé mon temps à la recherche d’un équilibre. Non. Grâce à mon métier sans doute, je me suis toujours senti d’aplomb. N’offrais guère de prise à l’inquiétude.

Sur moi-même :

D’assez bonne heure (dès ma première année de médecine), sans accepter aucun dogme religieux ou philosophique, j’étais assez bien arrivé à concilier toutes mes tendances, à me confectionner un cadre solide de vie, de pensée ; une façon de morale. Cadre limité, mais je ne souffrais pas de ces limites. J’y trouvais même un sentiment de quiétude. Vivre satisfait entre les limites que je m’étais assignées était devenu pour moi la condition d’un bien-être que je sentais indispensable à mon travail. Ainsi, très tôt, je m’étais commodément installé au centre de quelques principes — j’écris principes, à défaut de mieux ; le terme est prétentieux, et forcé, — principes qui convenaient aux besoins de ma nature, et à mon existence de médecin. (En gros : une philosophie élémentaire d’homme d’action, basée sur le culte de l’énergie, l’exercice de la volonté, etc.)

Rigoureusement vrai, en tout cas, pour la période d’avant-guerre. Vrai, même, pour la période de guerre, au moins jusqu’à ma première blessure. Alors (convalescence à l’hôpital de Saint-Dizier), j’ai commencé à remettre en question certaines façons de penser et de se conduire qui m’avaient assuré jusque-là une certaine pondération, une confortable harmonie, et m’avaient permis de tirer bon rendement de mes facultés.

Fatigué. J’hésite à poursuivre cette espèce d’analyse. Manque d’entraînement. Je m’y enferre. Plus j’avance, plus ce que j’écris sur moi me semble sujet à caution.

Par exemple. Je songe à quelques-uns des actes les plus importants de ma vie. Je constate que ceux que j’ai accomplis avec le maximum de spontanéité étaient justement en contradiction flagrante avec les fameux « principes ». À chacune de ces minutes décisives, j’ai pris des résolutions que mon « éthique » ne justifiait pas. Des résolutions qui m’étaient imposées soudain par une force intérieure plus impérieuse que toutes les habitudes, que tous les raisonnements. À la suite de quoi, j’étais généralement amené à douter de cette « éthique », et de moi-même. Je me demandais alors avec inquiétude : « Suis-je vraiment l’homme que je crois être ? » (Inquiétudes qui, somme toute, se dissipaient vite, et ne m’empêchaient pas de reprendre équilibre sur mes positions coutumières.)

Ici, ce soir (solitude, recul), j’aperçois avec assez de netteté que, par ces règles de vie, par le pli que j’avais pris de m’y soumettre, je m’étais déformé, artificiellement, sans le vouloir, et que je m’étais créé une sorte de masque. Et le port de ce masque avait peu à peu modifié mon caractère originel. Dans le courant de l’existence, (et puis, guère de loisir pour couper des cheveux en quatre), je me conformais sans effort à ce caractère fabriqué. Mais, à certaines heures graves, les décisions qu’il m’arrivait spontanément de prendre étaient sans doute des réactions de mon caractère véritable, démasquant brusquement le fond réel de ma nature.