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(Suis assez content d’avoir tiré ça au clair.)

Je suppose d’ailleurs que le cas est fréquent. Ce qui amène à penser que, pour avoir la révélation de leur nature intime, ce ne serait pas dans le comportement habituel des êtres qu’il faudrait chercher, mais bien dans ces actes imprévus, d’apparence mal explicables, scandaleux quelquefois, qui leur échappent. Et par quoi se trahit l’authentique.

Suis porté à croire qu’il n’en était pas de Jacques comme de moi. Chez lui, ce devait être la nature profonde (l’authentique), qui commandait la plupart du temps la conduite de sa vie. D’où, pour ceux qui le regardaient vivre, l’instabilité de son humeur, l’imprévisibilité de ses réactions, et souvent leur apparente incohérence.

Premier halo du jour dans la fenêtre. Encore une nuit, — une nuit de moins… Vais essayer de m’assoupir. (Pour une fois, ne regrette pas trop mon insomnie.)

8 août, dehors.

28º à l’ombre. Chaleur intense, mais légère, vivifiante. Merveilleux climat. (Incompréhensible, qu’une si grande partie de l’humanité se soit confinée dans le Nord hostile !)

Tout à l’heure, à table, je les entendais causer de leur avenir. Ils croient tous — ou feignent de croire — qu’un « gazé » n’est pas handicapé pour toujours. Ils croient aussi pouvoir reprendre leur existence au point exact où la mobilisation l’a interrompue. Comme si le monde n’attendait que la paix pour reprendre, tel quel, son trantran d’autrefois. Se préparent, je crains, de brutales déconvenues…

Mais, le plus étonnant pour moi : la façon dont ils parlent de leurs besognes civiles. Jamais comme d’une carrière choisie, aimée, préférée. Comme un potache parle de ses classes ; quand ce n’est pas comme un bagnard, des travaux forcés. Grande pitié ! Rien de pire que d’entrer dans la vie sans une vocation forte. (Rien, — si ce n’est d’entrer dans la vie avec une fausse vocation.)

À Jean-Paul :

Mon petit, méfie-toi de la « fausse vocation ». La plupart des existences manquées, des vieillesses aigries, n’ont pas d’autre origine.

Je te vois adolescent. À seize, à dix-sept ans. L’âge, par excellence, de la grande confusion. L’âge où ta raison commencera à prendre conscience d’elle-même, à s’illusionner sur ses forces. L’âge où ton cœur, peut-être, commencera à parler haut, et où il deviendra difficile de modérer ses élans. L’âge où ton esprit, tout étourdi, grisé par les horizons qu’il aura récemment découverts, hésitera devant des possibilités multiples. L’âge où l’homme, encore faible et se croyant fort, éprouve le besoin de trouver des appuis, des repères, et se jette avidement vers la première certitude, la première discipline qui s’offre… Attention ! L’âge, aussi, — et tu ne t’en douteras guère, — où ton imagination sera le plus encline à déformer le réel : jusqu’à prendre le faux pour le vrai. Tu diras : « Je sais »… « Je sens »… « Je suis sûr »… Attention ! Le garçon de dix-sept ans, il est souvent pareil à un pilote qui se fierait à une boussole affolée. Il croit dur comme fer que ses goûts d’adolescent lui sont naturels, qu’il doit les prendre pour guides, qu’ils lui montrent indubitablement la direction à prendre. Et il ne soupçonne pas qu’il est, en général, à la remorque de goûts factices, provisoires, arbitraires. Il ne soupçonne pas que ses penchants, qui lui semblent si authentiquement être siens, lui sont au contraire foncièrement étrangers ; qu’il les a ramassés, comme un déguisement, au hasard, à la suite de quelque rencontre faite, un jour, dans les livres ou dans le monde.

Comment te préserveras-tu de ces dangers ? Je tremble pour toi. Écouteras-tu mes conseils ?

Je voudrais, d’abord, que tu ne rejettes pas trop impatiemment les avis de tes maîtres, de ceux qui t’entourent, qui t’aiment ; qui te paraissent ne pas te comprendre, et qui, peut-être, te connaissent mieux que tu ne te connais toi-même. Leurs avertissements t’agacent ? Dans la mesure, sans doute, où, obscurément, tu les sens fondés…

Mais, surtout, je voudrais que tu te défendes toi-même contre toi. Sois obsédé par la crainte de te tromper sur toi, d’être dupe d’apparences. Exerce ta sincérité à tes dépens, pour la rendre clairvoyante et utile. Comprends, essaie de comprendre, ceci : pour les garçons de ton milieu — je veux dire : instruits, nourris de lectures, ayant vécu dans l’intimité de gens intelligents et libres dans leurs propos — la notion de certaines choses, de certains sentiments, devance l’expérience. Ils connaissent, en esprit, par l’imagination, une foule de sensations dont ils n’ont encore aucune pratique personnelle, directe. Ils ne s’en avisent pas : ils confondent savoir et éprouver. Ils croient éprouver des sentiments, des besoins, qu’ils savent seulement qu’on éprouve…

Écoute-moi. La vocation ! Prenons un exemple. À dix, à douze ans, tu t’es cru sans doute la vocation de marin, d’explorateur, parce que tu t’étais passionné pour des récits d’aventure. Maintenant, tu as assez de jugeote pour en sourire. Eh bien, à seize, à dix-sept ans, des erreurs analogues te guettent. Sois averti, méfie-toi de tes inclinations. Ne t’imagine pas trop vite que tu es un artiste, ou un homme d’action, ou victime d’un grand amour, parce que tu as eu l’occasion d’admirer, dans les livres ou dans la vie, des poètes, de grands réalisateurs, des amoureux. Cherche patiemment quel est l’essentiel de ta nature. Tâche de découvrir, peu à peu, ta personnalité réelle. Pas facile ! Beaucoup n’y parviennent que trop tard. Beaucoup n’y parviennent jamais. Prends ton temps, rien ne presse. Il faut tâtonner longtemps avant de savoir qui l’on est. Mais, quand tu te seras trouvé toi-même, alors, rejette vite tous les vêtements d’emprunt. Accepte-toi, avec tes bornes et tes manques. Et applique-toi à te développer, sainement, normalement, sans tricher, dans ta vraie destination. Car, se connaître et s’accepter, ce n’est pas renoncer à l’effort, au perfectionnement : bien au contraire ! C’est même avoir les meilleures chances d’atteindre son maximum, parce que l’élan se trouve alors orienté dans le bon sens, celui où tous les efforts portent fruit. Élargir ses frontières, le plus qu’on peut. Mais ses frontières naturelles, et seulement après avoir bien compris quelles elles sont. Ceux qui ratent leur vie, ce sont, le plus souvent, ou bien ceux qui, au départ, se sont trompés sur leur nature et se sont fourvoyés sur une piste qui n’était pas la leur ; ou bien ceux qui, partis dans la bonne direction, n’ont pas su, ou pas eu le courage, de s’en tenir à leur possible.

9 août.

Journaux. Discours optimiste de Lloyd George. Optimisme sans doute exagéré pour les besoins de la cause. Malgré tout, ce qui s’est passé depuis vingt jours sur le front français était inespéré. (Conversation de Rumelles, à Paris.) Et l’offensive de Picardie paraît déclenchée depuis hier. Et les Américains à l’horizon. Le plan Pershing serait, croit-on, de laisser Foch redresser le front et dégager largement Paris ; puis, pendant que Français et Anglais tiendront l’ancien front, une massive poussée américaine en direction de l’Alsace, pour passer la frontière et envahir l’Allemagne. Ce jour-là, dit-on, la guerre serait gagnée, grâce à l’emploi d’un certain gaz, qui ne peut être utilisé qu’en territoire ennemi parce qu’il détruit tout, empêche toute végétation pendant des années, etc. (À table, enthousiasme général. Tous ces pauvres gazés, dont beaucoup ne se remettront jamais, jubilaient à l’idée de ce gaz nouveau…)