Darros nous a lu une lettre de son frère, interprète, en liaison avec les troupes américaines. Dit qu’il est agacé par leur confiance puérile. Officiers et soldats sont convaincus qu’il leur suffira d’attaquer, pour remporter à bref délai la victoire finale. Raconte aussi qu’ils sont tous décidés à ne pas s’encombrer de prisonniers, et qu’ils déclarent cyniquement que tout paquet de prisonniers, inférieur à cinq cents hommes, doit être passé à la mitrailleuse. (Ce qui n’empêche pas ces idéologues, au sourire féroce et aux yeux candides, de répéter, paraît-il, à toute occasion, qu’ils viennent se battre pour la Justice et pour le Droit.)
Ai repris un certain goût à lire. Concentre mon attention sans trop de mal, surtout la nuit. Achève en ce moment l’excellent travail d’un nommé Dawson (Bull, méd. de Londres) sur les séquelles dépendant de l’ypérite, comparées à celles dues aux autres gaz. Ces observations confirment sur beaucoup de points les miennes. (Infections secondaires ayant tendance à devenir chroniques, etc.) Tentation de lui écrire, de lui envoyer copie de certaines pages de l’agenda. Mais je redoute de commencer une correspondance. Pas assez sûr de pouvoir continuer. Pourtant, sensiblement mieux depuis le 1er. Aucune amélioration de fond, mais douleurs atténuées. Période de rémission provisoire. Comparée aux semaines précédentes, celle-ci a été presque supportable. N’étaient, chaque matin, ce traitement épuisant, et ces crises d’étouffements (surtout le soir, coucher du soleil), et ces insomnies… Mais les insomnies, moins pénibles quand je peux lire, comme ces nuits-ci. Et grâce au carnet.
La majesté de ce paysage, de ces amples vallonnements. Ces centaines d’étroites terrasses cultivées qui montent à l’assaut des collines. Cette pente verte, striée parallèlement par tous ces traits crayeux que font les petits murets de pierres sèches. Et là-haut, ce diadème de roches dénudées, d’un gris pierre ponce, si tendre, avec des reflets mauves et orangés. Et plus bas, très loin, juste à la limite de la culture et de la roche, ce petit village étagé : une poignée de graviers luisants, qui serait restée accrochée dans un pli du terrain. En ce moment, les ombres des nuages baladent sur cette étendue d’un vert éclatant des plaques sombres, larges, doucement mouvantes.
Combien me reste-t-il de semaines à regarder ça ?
Mazet est un médecin dans le genre de Dezavelles, le quatre galons de Saint-Dizier, qui renonçait totalement à s’occuper de ceux qu’il « flairait » condamnés. Disait : « Un bon toubib doit avoir le flair : sentir le moment précis où le malade cesse d’être intéressant. »
Suis-je encore intéressant aux yeux de Mazet ? Et pour combien de temps ?
Depuis que Langlois a eu son abcès, il ne va plus le voir.
L’offensive de la Somme semble bien engagée. Les Anglais n’ont pas voulu être en reste. Le plateau de Santerre est reconquis. La grande ligne Paris-Amiens, dégagée. Bataille à Montdidier. (Tous ces noms, Montdidier, Lassigny, Ressons-sur-Matz, tous les souvenirs de 16 !…)
Goiran, très optimiste. Soutient que maintenant tous les espoirs sont légitimes. Je crois aussi. (J’imagine qu’il y a bien des gens étonnés. Et d’abord tous nos grands chefs, militaires et civils, qui avaient mesuré de si près l’abîme, au printemps ! Doivent tous redresser la crête. Pourvu qu’ils ne la redressent pas trop.)
Passé l’après-midi à recopier extraits de l’agenda, pour ma lettre à Dawson.
Journaux. Les Anglais sont sous Péronne. Pauvre Péronne ! Qu’est-ce qu’il en reste ? (Me rappelle si bien l’évacuation en 14, la ville sans lumière, les falots qui couraient dans la nuit, la retraite de la cavalerie, hommes fourbus, canassons boiteux… Et tous ces brancards alignés au rez-de-chaussée de l’hôtel de ville, jusque sur le trottoir !)
Respiration plus difficile aujourd’hui. Ai pourtant terminé les notes que j’enverrai à Dawson.
Cette révision de l’agenda me laisse bonne impression. Excellente même. Progression du mal, lisible comme sur un graphique. Ensemble documentaire important. Peut-être unique. Peut-être appelé à faire autorité, à servir longtemps de base aux recherches. Devrai lutter contre la tentation d’en finir. Attendre le plus tard possible, pour mener jusqu’au bout l’analyse. Laisser au moins derrière moi l’historique complet d’un de ces cas, encore si mal connus.
À certains moments, cette pensée me soutient. À d’autres, suis obligé de me battre lamentablement les flancs pour y trouver un petit brin de consolation…
Réminiscence. (Curieux de s’interrompre au cours d’une rêverie pour remonter la chaîne des associations d’idées, suivre en sens inverse le chemin de la pensée, jusqu’au point de départ.)
Ce soir, au moment où Ludovic est entré avec le plateau, la capsule de la salière, mal vissée, est tombée en tintant sur l’assiette.
J’y avais à peine fait attention. Mais, toute la soirée, pendant mon traitement, et en faisant ma toilette, et en recopiant des notes, j’ai pensé à Père. Défilé d’anciens souvenirs, évoquant des repas en famille, les dîners silencieux de la rue de l’Université, Mlle de Waize et ses petites mains sur la nappe, les déjeuners du dimanche à Maisons-Laffitte, avec la fenêtre ouverte et du soleil plein le jardin, etc.
Pourquoi ? Je le sais maintenant. C’est parce que le tintement de la capsule sur la faïence m’avait (mécaniquement) rappelé le bruit particulier que faisait le lorgnon de Père, au début du repas, lorsque Père s’asseyait lourdement à sa place, et que le lorgnon, pendu au bout du fil, heurtait le bord de son assiette.
Je devrais rédiger quelques notes sur Père, pour Jean-Paul. Personne n’aura l’occasion de lui parler de son aïeul paternel.
Il n’était guère aimé. Même de ses fils. Il était bien difficile à aimer. Je l’ai jugé très sévèrement. Ai-je toujours été juste ? Il m’apparaît, aujourd’hui, que ce qui l’empêchait d’être aimé n’était que l’envers, ou l’excès, de certaines forces morales, de certaines austères vertus. J’hésite à écrire que sa vie forçait l’estime ; et pourtant, vue sous un certain angle, elle a toute été consacrée à faire ce qu’il pensait être le bien. Ses travers éloignaient de lui tout le monde, et ses vertus n’attiraient personne. Il avait une façon de les exercer qui écartait de lui plus que n’auraient fait les pires défauts… Je crois qu’il en a eu conscience, et qu’il a cruellement souffert de son isolement.
Un jour, Jean-Paul, il faudra que je fasse l’effort de t’expliquer l’homme qu’était ton grand-père Thibault.
Encore ce vieux bavard de Ludovic. Il affirme (en mettant sa grosse main sur sa moustache) : « Monsieur le major, croyez-moi : le lieutenant Darros n’est qu’un dissimulateur. »