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Comment nier que la force prime le droit, du fond d’une cave ambulance pleine de blessés ? (Quelques souvenirs précis : Soir du Cateau. Attaque de Péronne, derrière le petit mur. Poste de secours de Nanteuil-le-Haudouin. Agonie des deux petits chasseurs, dans la grange, entre Verdun et Calonne.) Me souviens de certaines heures où je me suis saoulé, désespérément, de cette vue zoologique du monde.

Courte vue… Le pessimisme mortel où j’avais sombré aurait dû m’avertir que ça mène à des bas-fonds où l’air n’est plus respirable.

Vais éteindre, pour essayer de m’assoupir.

1 heure.

Inutile d’espérer dormir cette nuit.

Ce brave Darros (il ne s’en doute guère) est cause que me voici empêtré depuis quinze heures dans les « problèmes moraux » — plus que je ne l’ai été durant toute ma vie !

Littéralement, ces questions ne se posaient pas pour moi. Le bien, le mal : locutions usuelles, commodes, que j’employais comme chacun, sans y attacher de valeur réelle. Notions vides pour moi de tout impératif. Les règles de la morale traditionnelle, je les acceptais — pour les autres. Je les acceptais en ce sens que si, par hypothèse, quelque pouvoir révolutionnaire victorieux avait voulu les déclarer caduques — et s’il m’avait fait l’honneur de me consulter — je l’aurais probablement dissuadé de saper d’un coup ces bases sociales. Elles m’apparaissaient totalement arbitraires, mais d’une utilité pratique incontestable pour les rapports des « autres » entre eux. Quant à moi, dans mes rapports avec moi-même, je n’en tenais aucun compte.

(Je me demande, d’ailleurs, sous quelle forme j’aurais pu préciser ma règle personnelle de vie, si j’avais eu à le faire, — ce dont je n’avais ni le loisir ni l’idée. Je crois que je m’en serais tenu à quelque formule élastique, de ce genre : « Tout ce qui accroît la vie en moi et favorise mon épanouissement est bien ; tout ce qui entrave la réalisation de mon être est mal. » — Resterait maintenant à définir ce que j’entendais par « la vie » et par « réaliser mon être »… J’y renonce.)

À vrai dire, ceux qui m’ont regardé vivre, s’il en est — Jacques, par exemple, ou Philip — n’ont guère pu s’apercevoir de la liberté quasi totale que je m’octroyais en principe. Car, dans mes actes, je me suis toujours, et sans même y prendre garde, conformé à ce qu’on est convenu d’appeler « la morale » — « la morale des honnêtes gens ». Pourtant, à plusieurs reprises, — n’exagérons pas : trois ou quatre fois, peut-être, en quinze ans — à certaines heures graves de mon existence privée ou professionnelle, j’ai pris soudain conscience que mon affranchissement n’était pas uniquement théorique. Trois ou quatre fois dans ma vie, je me suis trouvé d’emblée transporté dans une région où ces règles, que j’acceptais habituellement, n’avaient pas cours ; où la raison même n’avait pas accès ; où l’intuition, l’impulsion, étaient maîtresses. Une région aérée et sereine, une région de désordre supérieur, où je me sentais merveilleusement solitaire, puissant, assuré. Assuré, oui. Car j’éprouvais avec intensité la sensation de m’être infiniment rapproché, tout à coup, de… (Bien du mal à terminer cette phrase…) — mettons : de ce qui serait, pour un Dieu, la pure Vérité. (Celle à majuscule.) Oui, trois fois au moins, à ma connaissance, j’ai sciemment et fermement enfreint les lois les plus unanimement accréditées de la morale. Je n’en ai jamais eu aucun remords. Et j’y pense aujourd’hui avec un complet détachement, sans la plus petite ombre de regret. (D’ailleurs, je peux bien dire que je n’ai aucune expérience du remords. Une disposition foncière à accepter mes pensées ou mes actes, quels qu’ils soient, comme autant de phénomènes naturels. Et légitimes.)

Me sens, cette nuit, particulièrement en train pour écrire. Et lucide. Si je dois payer, demain, par une mauvaise journée, tant pis.

Me suis relu. Rêvé sur tout ça, et autour, un bon moment.

Me suis posé, entre autres, cette question : Pour la moyenne des gens (dont la vie s’écoule, en somme, sans qu’ils se permettent d’infractions bien accusées aux règles morales admises), qu’est-ce qui peut bien les retenir ? Car, il n’y en a guère, parmi eux, qui échappent à la tentation de commettre des actes réputés « immoraux »… J’écarte, bien entendu, les croyants, ceux qu’une profonde conviction religieuse ou philosophique aide à triompher des pièges du Malin. Mais les autres, tous les autres, qu’est-ce qui les arrête ? Timidité ? Respect humain, crainte des on-dit ? Crainte du juge d’instruction ? Crainte des conséquences qu’ils risquent d’encourir dans leur vie privée, ou publique ? Tout ça joue, évidemment. Ces obstacles sont forts, et sans doute infranchissables aux yeux d’un grand nombre de « tentés ». Mais ce sont des obstacles d’ordre matériel. S’il n’y en avait pas d’autres, et d’ordre spirituel, on pourrait soutenir que l’individu, pour peu qu’il soit affranchi du joug religieux, n’est maintenu dans la voie droite que par la peur du gendarme, ou, tout au moins, du scandale. Et on pourrait soutenir, en conséquence, que tout individu incroyant, si on le suppose aux prises avec la tentation et placé dans des circonstances telles qu’il est sûr d’un secret total et d’une impunité absolue, céderait aussitôt à l’appel, et commettrait le « mal », avec une satisfaction éperdue… Ce qui reviendrait à dire qu’il n’existe pas de considérations « morales » susceptibles de retenir un incroyant ; et que, pour celui qui n’est soumis à aucune loi divine, à aucun idéal religieux ou philosophique, il n’existe aucune interdiction morale efficace.

Une parenthèse : Cela semblerait donner raison à ceux qui expliquent la conscience morale (et la distinction que nous faisons tous, spontanément, entre ce que l’on doit faire et ce que l’on ne doit pas faire, entre ce qui est bien et ce qui est mal) par une survivance en l’homme moderne d’une soumission d’origine religieuse, longtemps acceptée par les générations précédentes, et devenue caractère acquis. Je veux bien. Mais il me semble que c’est raisonner en oubliant que Dieu n’est qu’une hypothèse humaine. Car, cette distinction du bien et du mal, ce n’est pas Dieu, invention de l’homme, qui peut l’avoir imposée à l’esprit humain : c’est, au contraire, l’homme qui l’a attribuée à Dieu, et qui en a fait un précepte divin. Si cette distinction est d’origine religieuse, autant dire que c’est l’homme, un jour, qui l’a prêtée à Dieu. Et donc qu’il l’avait en lui. Et même qu’elle était en lui si fortement enracinée, qu’il a senti le besoin de donner à cette distinction une suprême, et à jamais indiscutable, autorité…

Comment résoudre ?

4 heures.

Vaincu par la fatigue au milieu de ma parenthèse. Dormi plus de deux heures d’affilée. Appréciable résultat du carnet. Et de mes velléités philosophiques…

Ne sais plus où je voulais en venir. « Comment résoudre ?… » Oui, comment ? J’avais pourtant l’impression d’être arrivé à y voir un peu plus clair. Mais bien incapable de retrouver l’enchaînement.

Problème de la conscience morale, de ses origines. Pourquoi pas : survivance d’une habitude sociale ? (J’invente peut-être à mon usage une explication archi-connue. Peu importe. Nouvelle pour moi.)

Autant je rejette l’idée que la conscience morale aurait pour source quelque loi divine, autant il me paraît plausible d’admettre qu’elle a ses origines dans le passé humain, qu’elle est une habitude qui survit à la cause qui l’a fait naître, et qui est fixée en nous, à la fois par hérédité et par tradition. Un résidu des expériences que les anciens groupements humains ont eu à faire pour organiser leur vie collective et régler leurs rapports sociaux. Résidu de règlements de bonne police. Je trouverais assez séduisant, assez satisfaisant même pour l’amour-propre de pouvoir se dire que cette conscience morale, cette distinction d’un bien et d’un mal (distinction qui préexiste en chacun de nous ; et qui est souvent absurde dans les ordres qu’elle nous dicte ; et qui, néanmoins, nous contraint sans cesse à lui obéir ; et qui même, parfois, nous dirige aux heures où la raison hésite et se récuse ; et qui fait accomplir aux plus sages des gestes que leur raison, appelée en contrôle, ne saurait pas justifier) — il me séduirait assez d’admettre qu’elle est la survivance d’un instinct essentiel à l’homme, animal social. Un instinct, qui s’est perpétué en nous à travers les millénaires, et grâce auquel la société humaine s’achemine vers son perfectionnement.