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15 août, jardin.

Temps glorieux. Cloches des vêpres. Un air de fête, sur tout. Insolence de ce ciel, de ces fleurs, de cet horizon qui tremble dans le halo lumineux des beaux jours. Envie de s’opposer à la beauté du monde, de détruire, d’appeler la catastrophe ! Non, envie de fuir, de se cacher, envie de se replier davantage sur soi, pour souffrir.

À Spa, grand conseil de guerre, le Kaiser, les chefs de l’armée. Trois lignes dans un journal suisse. Rien dans les journaux français. Et peut-être une date historique, que les écoliers apprendront plus tard dans des manuels, et dont les conséquences auront changé le cours de la guerre…

Goiran affirme que parmi ces messieurs du Quai d’Orsay, nombreux maintenant sont ceux qui annoncent la paix pour cet hiver.

Pas grand-chose dans le communiqué. Attente qui pèse comme une chaleur d’orage.

Soir, 10 heures.

Viens de relire mes élucubrations de la nuit dernière. Surpris et mécontent d’avoir noirci tant de pages. J’y montre un peu trop mes limites… (Et puis ce misérable vocabulaire humain qui, quoi qu’on fasse, est toujours celui du sentiment, et non celui de la logique !)

Pour Jean-Paul :

Ce n’est pas sur ces balbutiements de malade qu’il faudra juger l’oncle Antoine, mon petit. L’oncle Antoine s’est toujours senti très mal à l’aise dans les labyrinthes de l’idéologie : il s’y égare dès les premiers pas… Lorsque je préparais à Louis-le-Grand mon bachot de philo (le seul examen où j’ai dû me présenter deux fois avant d’être reçu), je traversais parfois des heures bien mortifiantes… Un lourdaud qui veut jongler avec des bulles de savon !… Je constate que le tête-à-tête avec la mort ne change rien à ces dispositions. Je quitterai ce monde sans avoir rien pu changer à cette inaptitude fondamentale aux spéculations abstraites !…

Bientôt minuit.

Ce Journal de Vigny ne m’ennuie pas, mais, à chaque instant, mon attention m’échappe, le livre me tombe des mains. Énervement d’insomnie. Mes pensées tournent en rond ; la mort, le peu qu’est une vie, le peu qu’est un homme ; l’énigme à laquelle l’esprit se heurte, dans laquelle il s’enlise, dès qu’il cherche à comprendre. Toujours cet insoluble « au nom de quoi ? »

Au nom de quoi un être comme moi, affranchi de toute discipline morale, a-t-il mené cette existence que je peux bien dire exemplaire, si je songe à ce qu’étaient mes journées, à tout ce que j’ai sacrifié pour mes malades, à l’extrême scrupule que j’ai toujours apporté dans l’accomplissement de mes devoirs ?

(Je m’étais juré d’écarter ces problèmes, qu’il faudrait affronter avec d’autres dons. Peut-être, d’ailleurs, n’était-ce pas le meilleur moyen de m’en délivrer ?)

Au nom de quoi les sentiments désintéressés, le dévouement, la conscience professionnelle, etc. ?

Mais, au nom de quoi la lionne blessée se laisse-t-elle abattre pour ne pas quitter ses petits ? Au nom de quoi le repliement de la sensitive ? — ou les mouvements amiboïdes des leucocytes ? — ou l’oxydation des métaux ? etc.

Au nom de rien, voilà tout. Poser la question, c’est postuler qu’il y a « quelque chose », c’est tomber dans le traquenard métaphysique… Non ! Il faut accepter les limites du connaissable. (Le Dantec, etc.) La sagesse : renoncer aux « pourquoi », se contenter des « comment ». (Il y a déjà de quoi s’occuper, avec les « comment » !) Renoncer, avant tout, au désir puéril que tout soit explicable, logique. Donc, renoncer à vouloir m’expliquer à moi-même, comme si j’étais un tout cohérent. (Longtemps, j’ai cru l’être. Orgueil des Thibault ? — Plutôt, suffisance d’Antoine…)

Tout de même, parmi les attitudes possibles, il y a celle-ci : accepter les conventions morales, sans être dupe. On peut aimer l’ordre, et le vouloir, sans en faire pour cela une entité morale, sans perdre de vue que cet ordre n’est rien de plus qu’une nécessité pratique de la vie collective, la condition d’un appréciable bien-être social, (j’écris : l’ordre, pour éviter d’écrire : le bien.)

Se sentir ordonné, et ne rien démêler des lois auxquelles on se sent soumis — éternel sujet d’irritation ! J’ai cru longtemps que je finirais bien, un jour, par trouver le mot de l’énigme. Suis condamné à mourir sans avoir compris grand-chose à moi-même — ni au monde…

Un croyant répondrait : « Mais c’est si simple !… » Pas pour moi !

Recru de fatigue, et incapable de m’endormir. C’est là le supplice de l’insomnie : la contradiction entre cet épuisement du corps qui veut à tout prix le repos, et cette activité déréglée de l’esprit, qui ne laisse pas approcher le sommeil.

Me tourne et me retourne sur mes oreillers depuis une heure. Travaillé par cette pensée : « J’ai vécu dans l’optimisme, je ne dois pas mourir dans le doute et la négation. »

Mon optimisme. J’ai vécu dans l’optimisme. Je n’en ai peut-être pas eu conscience, mais cela m’apparaît aujourd’hui avec évidence. Cet état d’intuition joyeuse, de confiance active, qui m’a perpétuellement soulevé et soutenu, c’est, je crois, dans le commerce de la science qu’il a pris sa source et qu’il a trouvé de quoi s’alimenter chaque jour.

La science. Elle est plus que simple connaissance. Elle est désir d’accord avec l’univers — avec l’univers dont elle pressent les lois. (Et ceux qui suivent cette route-là, débouchent sur un merveilleux, autrement plus vaste et plus exaltant que celui des religions !) Par la science, on se sent profondément en contact, en harmonie, avec la nature et ses secrets.

Sentiment religieux ? Le mot fait peur ; mais, après tout… ?

Charité, espérance et foi. L’abbé Vécard m’a fait remarquer, un jour, que moi aussi je pratiquais les vertus théologales. J’ai protesté. J’acceptais, à la rigueur charité et espérance, mais je refusais foi. Pourtant ? Si je voulais aujourd’hui justifier cet élan continu qui m’a porté durant quinze ans, si je cherchais le fin mot de cette indomptable confiance, ce que je trouverais serait peut-être assez proche d’une foi… En quoi ? Eh bien, ne serait-ce qu’en la croissance possible et sans doute infinie des formes vivantes. Foi dans une accession universelle à des états supérieurs…

Est-ce être « finaliste » sans le savoir ? Peu importe. En tout cas, je ne veux pas d’autre « finalité ».

16 août.

Température. Respiration difficile, plus sifflante. Ai dû recourir plusieurs fois à l’oxygène. Me suis levé, mais sans descendre.

Visite de Goiran, avec les journaux. Continue à croire la paix possible au cours de l’hiver. Défend son point de vue avec adresse et force. Curieux bonhomme. Curieux de le voir dire des choses rassurantes, avec cet air incurablement soucieux que lui donnent ses petits yeux clignotants, trop rapprochés, ce long nez, ce masque qui avance en museau de lévrier. Tousse et expectore sans arrêt. M’a parlé de son métier comme d’une besogne. Pourtant ! Enseigner l’histoire à Henri-IV ne devrait pas être une tâche ingrate, sans joies. M’a aussi parlé de ses études à Normale. Esprit dénigreur. Prend trop de plaisir à critiquer, pour rester juste. Me donne parfois l’impression d’un esprit faux. Par excès d’intelligence, peut-être, — d’une certaine intelligence, complaisante à elle-même, indifférente à autrui, sans générosité. Avec ça, spirituel souvent.