Jacques, fatigué de son voyage, suivait tous ces débats d’une oreille un peu lasse. Le plaisir qu’il avait eu à retrouver ces visages amis se dissipait plus vite qu’il n’eût voulu.
Il se leva pour s’approcher de la table où le petit Vanheede, Zelawsky et Skada conversaient à mi-voix.
— « Aujourd’hui », murmurait l’albinos, de sa voix flûtée, « on vit côte à côte, chacun pour soi, sans charité… C’est dans cette chose-là qu’il faut changer, Sergueï… Dans le cœur des hommes, d’abord… La fraternité, ça est une chose qui ne se fait pas du dehors avec des lois… » Il sourit, un instant, à des anges invisibles, et poursuivit : « Sans ça, réaliser un système socialiste, oui, tu peux. Mais réaliser le socialisme, ça, non : tu n’auras même pas commencé ! »
Il n’avait pas vu Jacques venir près d’eux. Il l’aperçut soudain, rougit, et se tut.
Skada avait posé, contre sa chope de bière, quelques volumes débrochés. (Ses poches étaient toujours gonflées de périodiques, de livres.) Jacques, distraitement, regarda les titres : Épictète… Œuvres de Bakounine, tome IV… Élisée Reclus : l’Anarchie et l’Église…
Skada se pencha vers Zelawsky. Derrière les lentilles de ses lunettes, épaisses d’un demi-centimètre, ses yeux globuleux, démesurément grossis, saillaient comme des œufs pochés.
— « Moi, je n’ai aucune, aucune impatience », expliquait-il suavement, en ratissant de ses ongles, avec une régularité de maniaque, ses cheveux crépus et ras. « Ze n’est pas pour moi que je veux la révolution. Dans vingt, dans trente années, dans cinquante peut-être, elle sera ! Je le sais ! Et zela, c’est tout ce que j’ai besoin, pour moi vivre, pour moi agir… »
Au fond, Richardley avait repris la parole. Jacques dressa l’oreille. À travers les affirmations prophétiques de Richardley, il cherchait la pensée du Pilote :
— « La guerre forcerait les États à résorber leur passif dans la dévaluation. Elle précipiterait leur banqueroute. Elle appauvrirait du même coup les petits épargnants. Elle provoquerait, très vite, la misère générale. Elle ameuterait contre le système capitaliste un tas de victimes nouvelles, qui viendraient à nous. Elle éliminerait au-to-ma-ti-que-ment… »
Mithœrg l’interrompit. Boissonis, Quilleuf, Périnet, tous se mirent à parler en même temps.
Jacques cessa d’écouter. « Est-ce moi qui ai changé ? » se demanda-t-il. « Est-ce eux ?… » Il analysait mal la cause de son malaise. « Cette menace de guerre a surpris notre groupe… l’a disloqué… Chacun a réagi, à sa façon, selon son tempérament… Un besoin d’action, oui : général, violent, mais qu’aucun de nous n’arrive à satisfaire… Notre groupe est resté isolé, excentrique, sans cadres, sans discipline… À qui la faute ? À Meynestrel, peut-être… Meynestrel m’attend », se dit-il, en regardant l’heure.
Il s’approcha d’Alfreda, assise à côté de Paterson :
— « Quel tram puis-je prendre pour aller à ton hôtel ? »
— « Viens », dit Paterson, en se levant. « Nous allons te conduire un peu, Freda et moi. »
Il avait justement rendez-vous avec un socialiste anglais, ami de Keir-Hardie. Il prit le bras de Jacques et, suivi d’Alfreda, l’entraîna hors de la Taverne. Il semblait fort excité. L’ami de Keir-Hardie, journaliste à Londres, lui avait parlé d’une enquête à faire en Irlande, pour un des journaux du Parti. Si l’affaire se décidait, Pat’ s’embarquerait, le lendemain, dès l’aube, pour l’Angleterre. Cette perspective le bouleversait : depuis cinq ans qu’il était sur le continent, il n’avait jamais retraversé le Channel !
Le soleil tapait dru ; le pavé était brûlant. Aucun souffle n’allégeait la torpeur qui pesait sur la ville. Sans veste, avec sa pipe, sa petite casquette, sa chemise ouverte sur son cou blanc, ses longues jambes dans un vieux pantalon de flanelle, Paterson avait plus que jamais l’allure d’un étudiant d’Oxford en voyage.
Alfreda marchait auprès d’eux. Sa robe de cotonnade bleue, délavée, avait pris le ton délicat des fleurs du lin. Avec sa frange noire, son petit nez froncé, ses grands yeux de poupée, son air sage, ses bras ballants, on l’eût prise pour une gamine. Elle écoutait, sans rien dire, selon son habitude. Cependant, avec un léger frémissement de la voix, elle demanda :
— « Si tu pars, quand reviendras-tu à Genève ? »
Le visage de l’Anglais s’assombrit :
— « J’ignore. »
Elle parut hésiter, leva son regard sur lui, et baissant aussitôt les paupières d’un mouvement rapide qui fit palpiter sur ses joues l’ombre des cils, elle murmura :
— « Reviendras-tu, Pat’ ? »
— « Oui », fit-il avec vivacité. Quittant le bras de Jacques, il s’approcha de la jeune femme, et lui posa familièrement sa grande main sur l’épaule : « Oui, chère… In-du-bi-ta-ble-ment ! »
Ils firent un bout de chemin sans parler.
Paterson avait sorti sa pipe de sa bouche, et, tout en marchant, renversant un peu la tête, il examinait Jacques fixement, comme on regarde un objet :
— « Je pense à ton portrait, Thibault… Deux séances encore… deux petites séances, et je l’aurais fini… Il y a un damné méchant sort sur cette toile, cher ! »
Il éclata de son rire juvénile. Puis, comme ils traversaient un carrefour, il se tourna vers Jacques, et, gaminement, lui désigna une petite maison basse au coin d’une ruelle :
— « Regarde bien : voilà où habite le jeune William Stanley Paterson. Mon bed-room est grande. Si tu veux, cher, pour un paquet de tabac, je t’en offrirai la moitié. »
Jacques n’avait pas encore retenu de chambre. Il sourit :
— « J’accepte. »
— « C’est au premier, la fenêtre ouverte… Chambre 2. Tu te rappelleras ? »
Alfreda, immobile, les yeux levés, regardait la fenêtre de Paterson.
— « Maintenant, il faut se quitter », dit l’Anglais à Jacques. « Tu vois la gare ? La rue du Pilote est juste derrière. »
— « Tu me conduis ? » demanda Jacques à la jeune femme, croyant qu’elle rentrait chez elle avec lui.
Elle tressaillit et le regarda. Ses pupilles étaient dilatées, comme emplies d’une hésitation pathétique.
Il y eut une seconde de silence.
— « Non. Maintenant, tu vas seul », fit nonchalamment l’Anglais. « Adieu, cher. »
LI
Durant ces deux dernières semaines, Meynestrel avait répété « Guerre à la guerre ! » avec autant de fougue que ses camarades du Local. Mais rien n’avait ébranlé sa conviction que toutes les actions entreprises contre la guerre par l’Internationale ne parviendraient pas à l’empêcher. « Il faut la guerre pour créer enfin une situation vraiment révolutionnaire », disait-il à Alfreda. « Personne — bien entendu ! — ne peut dire si la révolution sortira de cette situation-ci, ou d’une guerre suivante, ou d’une crise d’un autre ordre. Ça dépend d’un tas de choses… Ça dépend beaucoup du fait “premières victoires”. Qui l’emportera d’abord ? Les Germaniques, ou les Franco-Russes ? Imprévisible… Pour nous, la question n’est pas là. Pour nous, la tactique du moment, c’est d’agir comme si nous étions sûrs de pouvoir transformer bientôt leur guerre impérialiste en révolution prolétarienne… Aggraver, par tous les moyens, la situation pré-révolutionnaire actuelle. C’est-à-dire : unifier les efforts de toutes les bonnes volontés pacifistes d’où qu’elles viennent ; et favoriser, par tous les moyens, l’agitation ! Susciter le plus de troubles possible ! Gêner, au maximum, les projets des gouvernements ! » Il pensait à part lui : « À condition, toutefois, de ne pas dépasser le but ; d’éviter toute manœuvre trop efficace, qui risquerait de retarder la guerre… »