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Spirituel ? Il y a deux façons d’être spirituel : par l’esprit qu’on met dans ce qu’on dit (Philip), et par celui qu’on met dans sa manière de dire. Goiran est de ceux qui paraissent spirituels sans vraiment rien dire qui le soit. Par une certaine élocution, insistance sur les finales, par certains déplacements de voix, certaines mimiques amusantes, certaines tournures elliptiques, sibyllines ; par le pétillement malicieux du regard, qui glisse des sous-entendus derrière chaque mot. Si l’on répète un propos de Philip, il reste acéré, subtil, il continue à faire mouche. Si l’on s’avisait de répéter ceux de Goiran, il ne resterait le plus souvent rien qui porte.

17 août.

Respiration de plus en plus gênée. Passé à la radio. L’écran montre que l’excursion du diaphragme est nulle dans les inspirations profondes. Bardot en permission pour trois jours. Me sens malade, malade, impossible penser à rien d’autre.

18 août.

Mauvais jours, plus mauvaises nuits. Nouveau traitement de Mazet, en l’absence de Bardot.

19 août.

Très abattu par le traitement.

20 août.

Étrangement mieux ce matin. La piqûre de cette nuit m’a fait dormir près de cinq heures ! Bronches sensiblement dégagées. Lu les journaux.

Soir.

Ai somnolé tout l’après-midi. La crise paraît enrayée. Mazet content.

Obsédé par le souvenir de Rachel. Est-ce un symptôme d’affaiblissement, cette emprise des souvenirs ? Quand je vivais, je ne me souvenais pas. Le passé ne m’était rien.

Pour Jean-Paul :

Morale. Vie morale. À chacun de découvrir son devoir, d’en préciser le caractère, les limites. Choisir son attitude, d’après son jugement personnel, au cours d’une expérience jamais interrompue, d’une continuelle recherche. Patiente discipline. Naviguer entre le relatif et l’absolu, le possible et le souhaitable, sans perdre de vue le réel, en écoutant la voix de la sagesse profonde qui est en nous.

Sauvegarder son être. Ne pas craindre de se tromper. Ne pas craindre de se renier sans cesse. Voir ses fautes, pour aller plus avant dans l’éclaircissement de soi-même et la découverte de son devoir propre.

(Au fond, on n’a de devoir qu’envers soi.)

21 août, matin.

Journaux. Les Anglais n’avancent guère. Nous, non plus, malgré de petites progressions ici ou là. (J’écris « petites progressions », comme le communiqué. Mais, moi, je vois ce que ça représente pour ceux qui « progressent » : cratères des éclatements, rampements dans les boyaux, postes de secours envahis…)

Me suis levé pour le traitement. Essaierai de descendre déjeuner.

Nuit, à la lueur de la veilleuse.

J’espérais dormir un peu. (Hier soir, température presque normale : 37,8.) Mais, toute une nuit d’insomnie, pas une minute d’inconscience. Et voilà l’aube.

Très douce nuit néanmoins.

Matin du 22.

Panne d’électricité, hier soir, qui m’a empêché d’écrire. Je voudrais noter cette admirable nuit d’étoiles filantes.

Si chaud, que j’étais allé, vers une heure, pour lever les jalousies. De mon lit, je plongeais dans ce beau ciel d’été. Nocturne, profond. Un ciel qu’on aurait dit tout en éclatements de shrapnells, une pluie de feu, un ruissellement d’étoiles en tous sens. Me suis rappelé l’offensive de la Somme, les tranchées de Maréaucourt, mes nuits d’août 16 : les étoiles filantes et les fusées des Anglais, se croisant, se mélangeant, dans un féerique, feu d’artifice.

Me suis dit tout à coup (et je suis sûr que c’est vrai), qu’un astronome, habitué à vivre en pensée dans les espaces interplanétaires, doit avoir beaucoup moins de mal qu’un autre à mourir.

Rêvé longtemps, longtemps, sur tout ça. Les regards perdus dans le ciel. Ce ciel sans limites, qui recule toujours dès que nous perfectionnons un peu nos télescopes. Rêverie apaisante entre toutes. Ces espaces sans fin, où tournent lentement des multitudes d’astres semblables à notre soleil, et où ce soleil — qui nous paraît immense, qui est, je crois, un million de fois plus grand que la terre — n’est rien, rien qu’une unité parmi des myriades d’autres…

La Voie Lactée, une poussière d’astres, de soleils, autour desquels gravitent des milliards de planètes, séparées les unes des autres par des centaines de millions de kilomètres ! Et toutes les nébuleuses, d’où sortiront d’autres essaims de soleils futurs ! Et les calculs des astronomes établissent que ce fourmillement de mondes n’est rien encore, n’occupe qu’une place infime dans l’immensité de l’Espace, dans cet éther que l’on devine tout sillonné, tout frissonnant, de radiations et d’interinfluences gravitiques, dont nous ignorons tout.

Rien que d’écrire ça, l’imagination chancelle. Vertige bienfaisant. Cette nuit, pour la première fois, pour la dernière peut-être, j’ai pu penser à ma mort avec une espèce de calme, d’indifférence transcendante. Délivré de l’angoisse, devenu presque étranger à mon organisme périssable. Moi, une infinitésimale et totalement inintéressante miette de matière…

Me suis juré de regarder le ciel, toutes les nuits, pour retrouver cette sérénité.

Et maintenant, le jour. Un nouveau jour.

Après-midi, jardin.

Je rouvre ce carnet avec reconnaissance. Jamais il ne m’a paru répondre si bien à son but : me délivrer des fantômes.

Suis encore tout envoûté par la contemplation de cette nuit.

Étanchéité de l’animal humain. Nous aussi, nous gravitons les uns autour des autres, sans nous rencontrer, sans nous fondre. Chacun faisant cavalier seul. Chacun dans sa solitude hermétique, chacun dans son sac de peau. Pour accomplir sa vie, et disparaître. Naissances et morts se succèdent à un rythme ininterrompu. Dans le monde, une naissance par seconde, soixante par minute. Plus de trois mille nouveau-nés par heure ; et autant de morts ! Chaque année, trois millions d’êtres cèdent la place à trois millions de vies nouvelles. Celui qui aurait vraiment compris, annexé, « réalisé » cela, pourrait-il, comme avant, s’émouvoir égocentriquement sur son destin ?

6 heures.

Je plane aujourd’hui. Je me sens merveilleusement allégé de mon poids. Une parcelle de matière vivante qui serait pleinement consciente de sa parcellarité.

Me suis remémoré les passionnantes conversations que nous avons eues, à Paris, quand Zellinger amenait son ami Jean Rostand passer la soirée avec nous…

Singulière condition que celle de l’homme dans cet immense univers. Elle m’apparaît aujourd’hui avec la même clarté qu’alors, quand nous écoutions Rostand la définir de sa voix incisive et désabusée, avec la prudente précision d’un savant, l’émotion lyrique et la fraîcheur d’images d’un poète. La proximité de la mort donne aujourd’hui à ces pensées un attrait particulier. Je les manie avec piété. Aurais-je trouvé là un remède à ma détresse ?