Me refuse d’instinct aux illusions métaphysiques. Jamais le néant n’a eu pour moi tant d’évidence. Je m’en approche avec horreur, avec une révolte de l’instinct ; mais aucune tentation de le nier, de chercher refuge dans d’absurdes espérances.
Ai plus que jamais conscience du peu que je suis. Une merveille, pourtant ! Je contemple, comme du dehors, cet assemblage prodigieux de molécules, qui, pour quelque temps encore, est moi. Je crois percevoir au fond de mon être ces mystérieux échanges qui, sans arrêt, depuis trente ans et plus, s’effectuent entre ces milliards de cellules dont je suis fait. Ces mystérieuses réactions chimiques, ces transformations d’énergie, qui s’accomplissent à mon insu dans les cellules de mon écorce cérébrale, et qui font de moi, en ce moment même, cet animal qui pense et qui écrit. Ma pensée, ma volonté, etc. Toutes ces activités spirituelles dont je me suis tant enorgueilli — rien d’autre qu’un composé de réflexes, indépendants de moi, rien de plus qu’un phénomène naturel, instable, qu’il suffira, pour faire cesser à tout jamais, de quelques minutes d’asphyxie cellulaire…
Recouché. Calme. L’esprit lucide, un peu grisé.
Continue à rêver sur l’Homme et sur la Vie… Songé avec un mélange de stupeur et d’admiration à la lignée organique dont je suis l’épanouissement. J’aperçois, derrière moi, à travers des milliards de siècles, tous les degrés de l’échelle vivante. Depuis l’origine, depuis cette inexplicable et peut-être accidentelle association chimique, qui s’est produite un jour, quelque part, au fond des mers chaudes ou sur la croûte calcinée de la terre, et d’où sont nées les premières manifestations du protoplasme initial, jusqu’à cet étrange et compliqué animal, doué de conscience, capable de concevoir l’ordre, les lois de la raison, la justice… — jusqu’à Descartes, jusqu’à Wilson.
Et cette idée bouleversante, et parfaitement plausible, après tout : que d’autres formes de vie, appelées à produire des êtres infiniment supérieurs à l’homme, ont pu être détruites en germe par les cataclysmes cosmiques. N’est-il pas miraculeux que cette chaîne organique dont l’homme moderne est le dernier chaînon, ait pu se dérouler au cours des âges jusqu’à maintenant ? ait pu traverser, sans être anéantie, les mille perturbations géologiques du globe ? ait pu échapper aux aveugles gaspillages de la nature ?
Et ce miracle, jusqu’à quand se poursuivra-t-il ? Vers quelle fin (inévitable) notre espèce s’achemine-t-elle ? Disparaîtra-t-elle à son tour, comme ont disparu les trilobites, les scorpions géants, et tant d’espèces nageantes et rampantes, dont nous savons l’existence ? Ou bien l’humanité aura-t-elle la chance de se maintenir, à travers tous les chaos, sur l’écorce de la planète, et à évoluer longtemps encore ? Jusqu’à quand ? Jusqu’à ce que le soleil, refroidi et immobilisé, lui refuse la chaleur, la possibilité de vie ? Et quels nouveaux progrès aura-t-elle réussi à faire, avant de disparaître ? Rêve vertigineux…
Quels progrès ?
Je ne parviens pas à croire à un plan cosmique, où l’animal humain aurait un rôle privilégié. Je me suis trop heurté aux absurdités, aux contradictions de la nature, pour admettre une harmonie préexistante. Aucun Dieu n’a jamais répondu aux appels, aux interrogations de l’homme. Ce qu’il prend pour des réponses, c’est seulement l’écho de sa voix. Son univers est clos, limité à lui. La seule ambition qui lui soit permise, c’est d’aménager au mieux de ses besoins ce domaine borné, qui peut évidemment lui apparaître immense, comparé à sa petitesse, mais qui est minuscule, par rapport à l’univers. La science lui apprendra-t-elle enfin à s’en contenter ? À trouver l’équilibre, le bonheur, dans la conscience même de sa petitesse ? Pas impossible. La science peut encore beaucoup. Elle peut enseigner à l’homme à accepter ses limites naturelles, les hasards qui l’ont fait naître, le peu qu’il est. Elle peut l’amener, de façon durable, à ce calme que j’éprouve ce soir. À cette contemplation presque paisible du néant qui m’attend bientôt, du néant où tout se résorbe.
Au réveil. Sommeil un peu plus long, plus profond, que de coutume. Reposé. Me sentirais presque bien, sans ces sécrétions qui m’étouffent, et cette respiration de soufflet percé.
Me suis endormi dans une espèce d’ivresse. D’ivresse désespérée, et douce, pourtant. Tout ce qui m’accable de nouveau, ce matin, me semblait sans poids, sans importance ; le néant, ma mort prochaine, s’imposaient à moi avec une certitude d’un caractère particulier, qui excluait la révolte. Pas exactement du fatalisme, non : le sentiment de participer, même par la maladie et la mort, au destin de l’univers.
Je voudrais tant retrouver mon état d’esprit d’hier soir !
Sous la véranda, avant le déjeuner. Conversations. Gramophone. Journaux.
On se bat devant Noyon, et sur tout le front entre Oise et Aisne. Avance de quatre kilomètres en vingt-quatre heures. Occupons Lassigny. Les Anglais ont repris Albert, Bray-sur-Somme. (C’est à Bray, derrière le presbytère, que le pauvre Delacour a été tué, si bêtement, aux feuillées, par une balle perdue.)
Retrouver mon calme d’hier. Ce soir, à l’heure du dîner, crise d’étouffement très forte, très longue. Suivie d’un abattement sans bornes.
Depuis hier matin, douleurs rétrosternales à peu près constantes. Cette nuit, intolérables. Accompagnées de nausées.
Sept heures du soir. Bu un peu de lait. Joseph va revenir, avant de disparaître jusqu’à demain matin. Je l’attends. J’écoute les pas. Beaucoup de choses importantes à faire : arranger le lit, les oreillers, la moustiquaire, préparer la potion, l’urinal, régler les jalousies, nettoyer le crachoir, mettre à portée le verre d’eau, le flacon de gouttes, la poire pour la lumière, la poire pour la sonnerie… « Bonsoir, Monsieur le major. » — « Bonsoir, Joseph. » Attendre huit heures et demie, l’apparition du père Hector, l’infirmier de nuit. Il ne parle pas. Il entrouvre la porte et passe la tête. Il semble dire : « Je suis arrivé. Je veille. Ne craignez rien. »
Après, c’est la solitude, l’interminable nuit qui commence.
Sans courage. Tout en moi se détraque.
Ramène tout à moi, c’est-à-dire à ma fin. Si je pense à quelqu’un d’autrefois, c’est pour me dire aussitôt : « Encore un qui ne sait pas que je suis perdu. » Ou bien : « Qu’est-ce qu’il dira, celui-là, en apprenant ma mort ? »
Douleurs semblent s’atténuer. Elles disparaîtront peut-être comme elles sont venues ?
Mauvaise radio. La prolifération du tissu fibreux s’est considérablement accélérée depuis le dernier examen. Surtout poumon droit.
Souffre moins. Très épuisé par ces quatre mauvais jours.
Communiqué : Les nouvelles offensives (entre la Scarpe et la Vesle) progressent. Les Anglais avancent sur Noyon. Bapaume est à nous.
Pour Jean-Paul :
Orgueilleux, tu le seras. Nous le sommes. Accepte-toi. Sois orgueilleux, délibérément. Humilité : vertu parasite, qui rapetisse. (N’est, d’ailleurs, bien souvent, que la conscience intime d’une impuissance.) Ni vanité ni modestie. Se savoir fort, pour l’être.
Parasites aussi, le goût du renoncement, le désir de se soumettre, l’aspiration à recevoir des ordres, la fierté d’obéir, etc. Principes de faiblesse et d’inaction. Peur de la liberté. Il faut choisir les vertus qui grandissent. Vertu suprême : l’énergie. C’est l’énergie qui fait la grandeur.