Rançon : la solitude.
Noyon est dépassé. Mais à quel prix ?
Surpris qu’on laisse la presse répéter que la fin de la guerre approche. L’Amérique n’est pas entrée en campagne pour se contenter d’une victoire militaire, d’une paix militaire. Wilson veut décapiter politiquement l’Allemagne et l’Autriche. Leur arracher la tutelle de la Russie. Au train où évoluent les événements, ce n’est tout de même pas en six mois qu’on peut espérer l’effondrement des deux Empires, la constitution, à Berlin, à Vienne, à Pétersbourg, de régimes républicains solides, avec lesquels on puisse efficacement traiter ?
Ma fenêtre. Une demi-douzaine de fils électriques, bien tendus, traversent ce rectangle de ciel comme des rayures sur une plaque de photo. Les jours d’orage, de fines perles d’eau glissent sur les fils, à quelques centimètres d’intervalle, toutes dans le même sens, interminablement, sans jamais s’atteindre. À ces moments-là, impossible de rien faire, de rien regarder d’autre…
SEPTEMBRE
Un nouveau mois. En verrai-je la fin ?
J’ai recommencé à descendre. Déjeuné en bas.
Depuis que j’ai cessé de me raser (juillet), je n’ai plus guère l’occasion de me regarder dans le miroir qui est au-dessus de mon lavabo. Tout à l’heure, dans le secrétariat, je me suis aperçu brusquement dans la glace. Hésité une seconde à me reconnaître dans ce moribond barbu. « Un peu d’âsthênie », reconnaît Bardot. C’est « cachexie » qu’il faut dire !
Impossible que ça se prolonge encore bien des semaines…
Les Anglais ont repris le mont Kemmel. Nous attaquons sur le canal du Nord. L’ennemi se replie sur la Lys.
Rachel. Pourquoi Rachel ?
Rachel. Ses cils roux, ce halo doré autour de son regard. Et la maturité de ce regard ! Sa main qu’elle appuyait sur mes yeux pour que je ne sois pas témoin de son plaisir. Sa main crispée, lourde, et qui se détendait tout à coup, en même temps que sa bouche, en même temps que tous les muscles de son corps…
Un peu de vent. M’étais installé à l’abri de la maison. Au-dessus de moi, sous la véranda, j’entendais Goiran, Voisenet et l’adjudant, évoquer leur vie d’étudiants. (Quartier Latin, le Soufflot, le Vachette, les bals musette, les femmes, etc.) Prêté l’oreille quelques minutes, et suis remonté dans le hall, irrité, hargneux. Troublé, aussi.
Jean-Paul, ne crains pas trop de perdre ton temps.
Non, ce n’est pas ça que je devrais te dire. Persuade-toi, au contraire, que la vie d’un homme est incroyablement courte, et que tu auras très peu de temps pour te réaliser.
Mais gaspille tout de même un peu de ta jeunesse, mon petit. L’oncle Antoine, qui va mourir, est inconsolable de n’avoir jamais rien su gaspiller de la sienne…
Premières lueurs du jour.
Rêvé de toi cette nuit, Jean-Paul. Tu étais dans le jardin d’ici, et je te tenais appuyé contre moi, et je te sentais ferme et cambré, pareil à un petit arbre qui pousse dru, dont rien ne peut arrêter l’élan. Et tu étais tout ensemble le petit que j’ai pris sur mes genoux il y a quelques semaines, l’adolescent que j’ai été, le médecin que je suis devenu. Au réveil, et pour la première fois, cette pensée m’est venue : « Peut-être sera-t-il médecin ? ».
Et mon imagination a vagabondé autour de ça. Et je pense maintenant à te léguer certains dossiers, certains paquets de notes, dix années d’observations, de recherches, de projets ébauchés. Quand tu auras vingt ans, si tu ne sais qu’en faire, donne-les à un jeune médecin.
Mais je ne veux pas si vite abandonner mon rêve. Dans ce jeune médecin qui me continuera, c’est toi, ce matin, que je vois, que je veux voir…
Ai peut-être eu tort de renoncer à la rééducation du larynx, d’écourter les exercices respiratoires. En quinze jours, aggravation qui a nécessité ce matin une séance de galvano-cautère.
Matinée au lit.
Journaux. Lu et relu le nouveau message du Labour Day. Accent simple et noble, paroles de bon sens. Wilson répète que la paix véritable doit être autre chose et beaucoup plus qu’une nouvelle modification de l’équilibre européen. Dit nettement : « C’est une guerre d’émancipation. » (Comme celle d’Amérique.) Ne pas retomber dans les vieux errements, liquider une bonne fois cet état paradoxal de l’Europe d’avant-guerre : des peuples pacifiques, travailleurs, qui se laissaient ruiner par leurs armements, qui vivaient baïonnette au canon derrière leurs frontières. Union des nations réconciliées. Une paix qui apporte enfin au Vieux Continent cette sécurité qui fait la force des U. S. A. Une paix sans vainqueurs et sans humiliés, une paix qui ne laisse aucun ferment de revanche derrière elle, rien qui puisse favoriser un jour une résurrection de l’esprit de guerre.
Wilson marque bien la condition première d’une telle paix : abattre les gouvernements autocratiques. But essentiel. Pas de sécurité en Europe, tant que ne sera pas déraciné l’impérialisme germain. Tant que le bloc austro-allemand n’aura pas fait son évolution démocratique. Tant que ne sera pas détruit ce foyer d’idées fausses (fausses, parce qu’opposées aux intérêts généraux de l’humanité) : la mystique impériale, l’exaltation cynique de la force, la croyance à la supériorité de l’Allemand sur tous les autres peuples et au droit qu’il a de les dominer. (Messianisme de l’entourage du Kaiser, qui voudrait faire de chaque Allemand un croisé dont la mission serait d’imposer l’hégémonie germanique au monde.)
Bonne visite de Goiran et de Voisenet, après leur dîner. Conversation sur l’Allemagne. Goiran a prétendu que cette néfaste mystique de la force n’est pas tant un résultat du régime impérial qu’un caractère ethnique, spécifique, de la race : instinct, plutôt que doctrine. Discussions : l’Allemagne n’est pas la Prusse, etc., Goiran reconnaît lui-même qu’il y a, en Allemagne, tous les éléments nécessaires à la formation d’une nation pacifique et libérale. Et quand bien même le messianisme germanique serait un instinct de la race ? Évident qu’un régime autocratique l’encourage, le développe, l’utilise ! Il dépend de nous, si nous sommes vainqueurs, il dépend du caractère des traités de paix, il dépend de notre attitude vis-à-vis des vaincus, que cette Allemagne malfaisante disparaisse. L’éducation démocratique à laquelle Wilson veut soumettre les Allemands, en laissant ce messianisme sans emploi, l’émousserait vite, ou bien le détournerait vers d’autres buts, si toutefois le traité de paix ne laisse au peuple allemand aucun prétexte de revanche. Ce serait l’affaire d’une quinzaine d’années. J’ai bon espoir. Je ne crois pas me tromper en pensant que l’Allemagne d’après 1930, républicaine, patriarcale, laborieuse et pacifique, sera devenue l’une des plus solides garanties de l’Union européenne.
Voisenet rappelait novembre 1911. Très juste. Pourquoi l’accord franco-allemand de Caillaux a-t-il seulement retardé la guerre ? Parce qu’il ne modifiait pas — ne pouvait pas modifier — le régime politique allemand. Parce que les buts de l’Allemagne, de l’Autriche, de la Russie, continuaient à être ceux de leurs empereurs, de leurs ministres, de leurs généraux. Tout ça, Wilson l’a compris. Vaincre le Kaiser n’est rien, si on n’atteint pas l’esprit prussien, teutonique, du régime impérial, son ambition d’hégémonie, son pangermanisme. Supprimer les causes profondes, afin que l’esprit du régime ne puisse jamais ressusciter. Alors une paix durable sera assurée.